La Russie veut sa place dans le G7 numérique

La Russie : le numérique tiré par le militaire et les maths

En marge du combat de Titan pour la suprématie dans le numérique que se livrent les États-Unis et la Chine, nous avons le pôle européen qui, pour l’heure, est en ordre de bataille dispersé et quelques pays sur lesquels il convient de s’intéresser. La Russie en fait partie.

La Russie est une hyper puissance dans les domaines militaire et spatial. Elle reste cependant un État modeste du point de vue économique. Elle pointe au 11e rang mondial en termes de PIB (2018) soit 80 % de celui de l’Italie d’après les informations déclarées.

Le pays dispose du fait de son tissu universitaire dans les sciences fondamentales avec une tradition technico-scientifique forte, de bons mathématiciens, de développeurs mais aussi de hackers (développements de virus, etc.) avec la conjonction des domaines de défense et du numérique. Elle a développé des acteurs en matière de sécurité informatique tels que Kaspersky (anti-virus, produits de sécurité), société fondée en 1997 et basée à Moscou, qui joue un rôle notable en matière de cybersécurité dans le monde en équipant près de 300 000 entreprises ou encore InfoWatch.

La Russie dans l'échiquier numérique international

En matière militaire, l’armée russe dispose d’anti-hackers du fait des évolutions des menaces. Voici plus de 10 ans, des attaques par déni de service avaient été perpétrées à l’encontre de nations. En avril-mai 2007, des sites de l’Estonie avaient été atteints du fait de l’activiste Konstantin Goloskokov. En 2008, la Géorgie avait bloqué le domaine .ru.

La Russie exerce une influence forte auprès de ses anciens pays satellites comme l’Ukraine, la Biélorussie. Elle entend peser sur la scène internationale et défendre ses intérêts avec l’outil numérique : cyberattaque, techniques d’influence, etc. On prête mais sans le prouver formellement des actions d’ingérence de la part de la Russie lors des élections avec des faux comptes (Twitter, etc.) de nature à influer sur les résultats en publiant via des bots des messages de nature à défendre un candidat plus favorable au régime de Moscou ou à critiquer un qui serait hostile. En matière d’intelligence économique notons aussi Triz (www.triz40.com), base de données de brevets.

Comme pour la Chine, certains sites occidentaux ont été bloqués du fait de la volonté du pouvoir de contrôler l’information. On pourrait citer LinkedIn.

Du numérique « au pays des Soviets »

La faiblesse de la classe moyenne ne permet pas le développement d’une consommation de masse de produits numériques. Pour autant, trois sites ont un réel succès. Le moteur de recherche Yandex lancé en 1997 a plus de parts de marché en Russie que Google. Yandex comprend les subtilités du monde cyrillique, la grammaire et les déclinaisons. Mail.ru, lancé en 1998, est un outil de messagerie, certes moins puissant que Gmail, mais pratique. Enfin Vkontakte apparu 2006 fait penser à Facebook. Les dates de lancement sont du reste voisines des Google, Gmail et Facebook. Vkontakte n’a certes pas eu la même croissance externe que le numéro 1 mondial des réseaux sociaux mais reste incontournable localement avec un contrôle repris sur l’application par le pouvoir en place. Signalons aussi un site de vidéo qui rappelle YouTube (Rutube) fondé en 2006, un site e-marchand qui rappelle Amazon (Ozon) créé en 1998. Chaque outil majeur du web américain ou presque a un outil semblable contrôlé par la Russie pour permettre d’assurer une souveraineté.

La Russie est plutôt une fragmentation de services avec quelques bonnes pioches. En juin 2016, l’application Prisma permettant de transformer artistiquement une photo a fait le buzz et a présenté un temps une menace pour Instagram. C’est surtout Telegram pour l’échange de messages et d’éléments multimédia qui, créé en 2013 notamment par Pavel Durov (@durov) qui avait fondé Vkontakte, est utilisé massivement en dehors de ses frontières y compris par des partis politiques en Occident et par des terroristes. Telegram a du reste failli être racheté par Google. Le chiffrement de Telegram est critiqué car le chiffrement n’est pas effectué de bout en bout sauf si l’on active l’option et les discussions de groupe ne le sont jamais de bout en bout.

Récemment c’est l’application de retouche photo FaceApp, de la société Wireless Lab basée à Saint-Pétersbourg, qui a connu une très grande viralité. En utilisant un filtre de vieillissement avec un algorithme puissant mais aussi en captant les photos se réservant le droit de les réutiliser, l’effet waouh a été total. Cependant les obligations à satisfaire par le RGPD sont loin d’être atteintes.

La Russie est une mosaïque de fournisseurs d’accès qui se sont développés à la fin des années 1990. Ceux-ci peuvent agir au niveau d’une région voire d’une ville. On assiste cependant et progressivement à une concentration du secteur avec des gros acteurs comme RosTelecon, MegaFon, Beeline ou Mobile TeleSystems.

Mais c’est également un écosystème avec Rosnano, fond d’investissements qui développe en partenariat avec des entreprises privées des équipements de haute technologie (dans les domaines de la micro-électronique, l’optoélectronique, les panneaux photovoltaïques, l’impression 3D notamment pour l’aviation et le domaine militaire, etc.) en Russie avec des entreprises comme Mapper-Lythography à Moscou. On encore l’accélérateur DI Telegraph à Moscou. C’est aussi le technopole à Skolkovo, la ville nouvelle de Zelenograd créée en 1956 au nord de Moscou (micro-électronique) ou Rostec en matière de technologies militaires.

Notons aussi les smartphones Yotaphone produits par l’entreprise Yota Devices.

Il existe aussi des partenariats avec le monde occidental avec par exemple Cisco qui a un centre de R&D à Omsk et à Skolkovo.

Le pays a fait des avancées en matière d’administration électronique et son portail des services de l’État (gosuslugi.ru). La Russie a ses propres datacenters avec un climat au Nord du pays très favorable à l’hébergement des données.

Le chiffre d’affaires des logiciels russes même modeste, augmente sensiblement au fil des ans. Avec la digitalisation de l’économie, on passe progressivement de « l’exportation de kalachnikovs à l’exportation de produits de Kaspersky Lab ».

La souveraineté numérique russe qui s’affirme

La Russie entend contrôler les flux d’information avec une double méfiance, d’une part d’éventuels mouvements protestataires à l’intérieur du pays et des partenaires internationaux à l’extérieur d’autre part.

La Russie a conçu un micro-ordinateur, Monokub, avec un micro-processeur (Baïkal) et un système d’exploitation (dérivé de Linux) vérifié sans porte dérobée pour s’affranchir de Microsoft et d’Intel et des constructeurs de PC. Il s’agit plus de besoins pour l’interne. Depuis les révélations d’Edward Snowden en juin 2013, la doctrine est l’interdiction pour les organismes étatiques d’acheter des solutions propriétaires étrangères et de privilégier des solutions libres en substitution. Depuis le 1er janvier 2016 et un décret du gouvernement, les pouvoirs publics ne peuvent acquérir que les seuls logiciels figurant sur un registre national. Une loi fédérale de juillet 2014 a modifié le cadre juridique sur les données personnelles. Elle oblige depuis le 1er septembre 2016 toutes les entreprises détenant des informations sur les citoyens russes à collecter, traiter et conserver les données personnelles des internautes russes uniquement sur des serveurs se situant sur le territoire russe avec une localisation connue des autorités. Ceci oblige les acteurs étrangers du net présents en Russie d’y construire des datacenters. La souveraineté, outre le stockage des données personnelles sur le territoire russe, repose aussi sur l’encadrement de l’utilisation des réseaux privés virtuels (VPN), des proxys et d’outils d’anonymisation depuis 2017.

En décembre 2017, selon The Guardian, des navires russes avaient été repérés à proximité des câbles sous-marins de l’Atlantique à plusieurs reprises. Ceux-ci véhiculent près de 99 % des communications entre l’Europe et les États-Unis ainsi que des échanges entre d’autres régions du monde.

La Russie développe progressivement son propre réseau, baptisé le RuNet. En outre, la Russie a voté une loi imposant aux fournisseurs d’accès à Internet russes d’assurer l’indépendance de l’espace Internet russe (RuNet) de sorte à pouvoir déconnecter le pays du reste de l’Internet en cas d’agression étrangère.

En février 2019, un projet de loi relatif à « l’isolement du segment russe d’Internet » a été voté par la Douma en réponse à la stratégie agressive des États-Unis en matière de cybersécurité. Le contrôle du système de gestion des noms de domaine (DNS) et le routage du trafic sont considérés comme stratégique. Parmi les 13 serveurs racines dans le monde, aucun n’est russe, ce qui est un risque en cas de coupure partielle du réseau. Cependant contrairement à la Chine, la Russie est plus dépendante de l’extérieur en matière d’Internet.

On pourrait imaginer en matière de gouvernance un Internet Russe et pour quelques pays satellites à l’image d’IPV9 pour la Chine, ce qui permet d’être à fois maître de ses données tout en jouant l’ouverture opportuniste au cas par cas. La Russie a fortement milité pour une régulation d’Internet pour les serveurs racines par l’ONU et non par l’ICANN en Californie lors des forums pour la gouvernance d’Internet.

Globalement la Russie aimerait devenir une grande puissance numérique. Nous devons la considérer comme partenaire potentiel comme toute autre nation pour augmenter le champ des possibles dans le cadre de projets communs.

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