3 questions à … Chantal Lebrument

Interview de Chantal Lebrument, Eurolinc et Open Root

1. Pourriez-vous présenter le projet Open-Root de Savoir-Faire et son modèle économique. En quoi les racines ouvertes consistent ? Pourquoi sont-elles si peu connues et utilisées comparativement aux noms de domaine promus par l’ICANN ?

Les racines ouvertes ne datent pas d’hier. Déjà en 1995/1996 des entrepreneurs avaient créé des sociétés privées qui commercialisaient la location d’extension. L’ICANN, créé en 1998, a repris sans vergogne certaines de ces extensions à son seul profit, comme le .biz ou le .xxx.

L’Histoire (et la désinformation) a fait que le monopole autoproclamé de l’ICANN et des États-Unis sur le nommage d’Internet n’ont pas été remis en cause jusqu’à la tenue du Sommet onusien du SMSI en 2002. Longtemps considéré comme des sujets techniques,  réservés aux spécialistes, la création d’extensions hors ICANN était jugée comme impossible… alors que des sociétés comme Name.Space en revendiquent quelques milliers. Déjà, lors du 1er FGI d’Athènes en 2006 les Chinois avaient fait une démonstration au cours d’un workshop avec des extensions en mandarin, et devant les dirigeants de l’ICANN dont Vinton Cerf, qui en étaient restés sans voix.

En octobre 2012 Name.Space, une racine indépendante, a déposé deux plaintes accusant l’ICANN de violation des lois antitrust et marques déposées. Elles ont été suivies presque aussitôt par deux autres plaintes, l’une d’Image Online Design, l’autre de Manwin Licensing International. Ce n’est que le début.

L’offre d’Open-Root n’est originale que par son modèle économique : une vente ferme et non une location des extensions, une tarification par zone (c’est-à-dire qu’une PME qui ne travaille qu’en Europe ne paiera que pour 1 zone) avec des tarifs moyens de 2 000 euros… et la liberté totale pour la création des noms de domaines de second niveau (à faire ou faire-faire selon ses compétences). Ce choix économique fait toute la différence et nous espérons bien que cela va permettre l’émergence de nouveaux usages et ouvrir le nommage d’Internet à tous.

Un internet qui n’est plus borné aux langues anglophones non-accentuées et où tout est possible. La fin de la rareté organisée du nommage dans le web. Les communautés vont pouvoir sortir du carcan des logiciels propriétaires, l’industrie européenne lutter plus efficacement contre le rouleau compresseur étasunien en utilisant ses marques, ses produits comme bon leur semble.

Pour la 1ère fois depuis 1998 le milieu feutré du nommage a explosé avec le projet des nouvelles extensions de l’ICANN. Le monde découvre enfin qu’une ressource essentielle au développement est gérée par une association de droit californien. Les erreurs de communication, les procédures incompréhensibles et les retards répétés ne font qu’œuvrer en faveur des racines ouvertes proposées par Open-Root.

2. Eurolinc entend promouvoir une meilleure gouvernance d’Internet et un développement du multilinguisme via des actions de lobbying. Quelle est votre vision en la matière ? Pourriez-vous nous présenter les principes de la nouvelle architecture d’Internet sur laquelle travaillent Louis Pouzin et John Day avec une refonte des couches basses ?

La pierre d’angle de la gouvernance est le multilinguisme, et c’est aussi l’axe principal du travail d’Eurolinc. Lors du 1er SMSI à Genève en 2003, la prise de conscience par les pays de la main mise étasunienne sur le nommage a été rude. EUROLINC a organisé les premières réunions sur le droit des États à disposer de leur extension nationale. Ce pas fut franchi lors du Sommet de Tunis en 2005 mais il demeure la question du monolinguisme anglo-saxon de fait dans Internet et l’organisation de la rareté des noms. En contrôlant le nommage on rend cher une ressource dont le coût est introuvable dans les bilans financiers. Et, les populations aux langues diacritiques, cyrilliques, arabes sont exclues du web alors que ce vecteur est leur premier facteur de développement. Le web est mondial, l’utilisation est locale.

L’unité proclamée du « réseau » n’est qu’une façade. Tout d’abord les navigateurs ne produisent pas les mêmes mises en page, certaines pages ne sont lisibles que sur certains navigateurs. Les outils de traitement du son et de la vidéo sont souvent propriétaires, incompatibles, et ne sont pas disponibles chez tous les utilisateurs. La bande passante nécessaire est un luxe dans les pays moins développés.

Les applications populaires (Amazon, Apple, Google, Facebook, Twitter, etc.) sont devenues des systèmes insulaires où le nommage, la confidentialité, la gestion des échanges, ne relèvent d’aucun standard d’inter-fonctionnement. Les utilisateurs sont captifs de milieux propriétaires ne garantissant ni sécurité ni continuité de service. Comme ils sont de plus basés aux États-Unis aucune législation ne préserve la confidentialité des échanges, et le FBI a tous les droits d’investigation et de saisie sans informer les utilisateurs.

L’architecture actuelle d’Internet n’a pas évolué depuis sa mise en service en 1983. Le fonctionnement dominant est le mode client-serveur, hérité du temps partagé des années 1970. Le mode pair à pair, pour lequel ont été conçus les protocoles de base, a été relégué au rayon des outils privilégiés du piratage. La seule véritable innovation conceptuelle générique au niveau applicatif a été HTML et les hyperliens. Elle a ouvert Internet aux usages grand public.

Ce problème de fond ne trouvera pas de solution dans le bricolage, ni l’empilage de nouvelles couches de protocoles. Un chercheur étasunien, John Day, rompu aux arcanes d’Internet et de la normalisation, a proposé une architecture plus logique (RINA) intégrant les fonctions actuellement dispersées dont est dépourvu TCP/IP (nommage, authentification, gestion de ressources, sécurité, routage, mobilité, multilinguisme). Un premier prototype est disponible et des applications sont en cours de développement aux fins de démonstration. Des laboratoires européens se sont groupés pour consolider et poursuivre ce projet. Une proposition de projet européen, « Renaissance », a été soumise à la Commission, mais non retenue. Ce n’est donc pas de si tôt que l’Europe jouera un rôle dans l’architecture d’Internet.

3. Par ailleurs pourriez-vous nous relater quelques anecdotes croustillantes lors de votre déplacement à Bakou dans le cadre du FGI ?

L’organisation du dernier FGI fut effectivement une suite de situations toutes plus cocasses les unes que les autres. Le jour 0 du FGI où les workshops se calent entre intervenants, où les documents sont distribués dans les stands, où les ONG et associations se retrouvent en AG après une année, où les officiels reçoivent des hôtes de marque… avait été compris comme un jour « vide » par les azéris. Du coup, les 1 500 délégués venus du monde entier se sont retrouvés dans un hangar situé à 30 km de la ville sans eau, ni café, ni nourriture… et aucun moyen de transport. Nous avons dû faire du stop sur une autoroute pour rentrer en ville. Egalement le cybercafé (sans café bien sûr) mais où tous les postes en libre-service avaient été gentiment configurés par les techniciens, en azéri. Pour pallier au manque d’information sur les quelques 200 ateliers répartis sur les 4 jours du FGI un écran a été installé le second jour mais avec un défilement si rapide que personne n’arrivait à trouver sa salle. Quant au café, il fallait choisir, c’était le gobelet sans le café ou le café sans le gobelet.

Le seul espace de rencontre, avec chaises et fauteuils prévus pour une vingtaine de personnes, était occupé dans la journée par du jeune personnel dont l’utilité est restée mystérieuse. Ils avaient leur poste de café, avec gobelets, qu’ils réservaient à leur seul usage.

Anecdote sur les différences culturelles : la réalisatrice chinoise de la CCTV qui avait filmé Louis Pouzin parmi d’autres personnalités d’Internet est venue voir de plus près notre stand et notre site, dont la carte du monde. Elle était toute décontenancée car habituée à voir le monde organisé autour de son pays elle ne trouvait pas la Chine. On a bien ri.

20 décembre 2012

Chantal Lebrument est Présidente d’Eurolinc et Directrice générale de la société Savoir-Faire SAS, éditrice du produit Open-Root.

Voir également les biographies de quelques membres d’Eurolinc parmi lesquels figure Louis Pouzin.

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