1. Quelles tendances pour les télécoms voyez-vous émerger au-delà du smartphone et des mutations qu’il induit ?
Le smartphone constitue une rupture majeure car c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’on accepte de porter sur soi et de façon continue, un objet très complexe, voire « intelligent » : un téléphone/ordinateur. Et ce, désormais à l’échelle planétaire. En effet, le corps de l’homme moderne a connu très peu d’appareils sur lui (les lunettes et la montre, les bijoux et les vêtements existaient depuis fort longtemps). On accepte ainsi de devenir des « hommes augmentés », voire observés et suivis. Et nous n’en sommes qu’aux balbutiements de ce processus. Cette rupture va se développer sous de multiples formes avec des applications et des services toujours plus sophistiqués et multipliera demain des dialogues automatiques avec les objets et les personnes, notamment pour nous décharger de tâches répétitives.
Cet « homme augmenté » est contemporain d’une autre mutation qui concerne les organisations (alors que le smartphone concerne les individus). Toutes les institutions, publiques ou privées, sont de plus en plus structurées par leur système d’information. Le SI devient le système de production dans l’économie actuelle. La combinaison du système d’information/production des organisations d’un côté, et du smartphone individuel de l’autre, devient le cœur de la mutation socio-économique en cours : les produits deviennent des services, et les services des coproductions concepteurs/utilisateurs.
Je veux insister sur la portée anthropologique du smartphone, car elle ouvre à une multitude d’innovations : avec les nanotechnologies, s’ajoutera l’intégration des technologies invisibles et puissantes sur soi. L’iWatch ou les Google Glass témoignent d’une phase de transition. Je ne crois guère aux lunettes communicantes car il y a trop d’enjeux esthétiques et émotionnels sur le regard. Je pense qu’il y a davantage de potentiel d’innovation avec les vêtements communicants, car les nanotechnologies sont déjà intégrées dans les fibres textiles. Elles augmentent le confort et la qualité des vêtements et offrent de multiples fonctionnalités pour le dialogue avec l’environnement. Elles vont permettre d’enrichir les fonctions cognitives ou affectives.
Le smartphone est devenu un « second soi » (le second self dont parlait Sherry Turkle à propos des ordinateurs pour les enfants) jusqu’à en faire un élément d’identité. Aujourd’hui quand on donne sa carte d’identité, on communique l’adresse Internet et un numéro de mobile. On n’est plus localisé dans l’espace-temps euclidien. La modification n’est pas seulement celle de la métrique, mais aussi un changement par rapport à l’identité. Le smartphone est surchargé d’émotions, en tant que double de soi, mais aussi dans le rapport aux autres car il suscite mimétisme ou différenciation socio-culturelle.
Ainsi les émotions sont-elles technologisées, médiées par les objets techniques. L’objet technique augmente ou prolonge l’être. Nous voyons se former « l’homme agrandi » annoncé par Bergson, avec la technique. Ce prolongement de soi permet un accroissement des potentialités du corps et de l’esprit. Le smarpthone est un prolongement de la main et augmente toutes les activités : capacité d’action, de rencontres de développement de projets. Il élargit sa sphère d’action : ce qui était fait localement peut être étendu mondialement. Et le smartphone individuel, comme le système d’information organisationnel, ouvrent des possibles. Là est la meilleure définition du numérique, à savoir l’augmentation des possibles et leur matérialisation. Il convient d’éliminer toute idée de substitution du « virtuel » ou du « numérique » au réel. Au contraire, il y a addition et augmentation des possibles réel/virtuel et extension numérique des objets et des activités.
2. En faisant un peu de prospective, comment imaginez-vous la société numérique et plus particulièrement les télécoms dans 50 ans ?
Pour penser le futur, je ne pars jamais de la technique. Je me réfère ici à Bertrand Gille dans son excellente Histoire des techniques et à son concept de « système technique » qui est autant technique que culturel. Ce n’est pas l’imprimerie qui fait la Renaissance, contrairement à la vulgate, mais bien l’inverse, comme l’a bien montré l’historienne américaine Elizabeth Eiseinstein. Ce n’est pas l’ordinateur qui a fait la Guerre froide, mais les affrontements géopolitiques entre blocs qui ont conduit à l’ordinateur et même à Internet. Un système technique est un ensemble cohérent de techniques inscrit dans une culture, une civilisation à une époque donnée. Bertrand Gille précise qu’une technique particulière n’est possible qu’au sein d’un système technique global bien défini.
Avant de se projeter dans une vision des télécoms à 50 ans, il conviendrait d’imaginer ce que deviendrait la société. On connaît certaines tendances lourdes comme le vieillissement des populations pour l’Europe, ou la croissance de l’urbanisation à l’échelle planétaire. La prospective est toujours une vision collective partagée par des acteurs et des experts. Elle travaille à partir des représentations collectives et individuelles pour définir un horizon et identifier des tendances lourdes, des ruptures et des incertitudes. S’il est possible d’agir sur les tendances lourdes, par exemple sur la démographie, la prospective travaille sur les incertitudes qui ne sont pas maîtrisables. La prospective articule les tendances lourdes (environnement, démographie), les incertitudes (par exemple, y aura-t-il une réunification de la Corée ?) et les signaux faibles (comportements culturels émergents, réponses à la crise de la représentation politique). La prospective est aussi un cheminement vers les horizons qu’elle dessine, et il convient de définir toutes les étapes du chemin pour pouvoir agir. La prospective n’est pas la futurologie ou l’utopie individuelle, elle est utilisée pour définir un programme d’actions, et pas seulement un horizon.
Si on se limite à la prospective 2063, dans le champ technologique de la communication, des tendances se dessinent déjà. Mais je ne fais que les extrapoler, excluant de me livrer à une prospective personnelle, comme le font certains futurologues, notamment américains. Par exemple, le smartphone sous la forme d’un objet complexe que l’on porte avec soi, ne peut que s’amplifier car je l’ai dit, il constitue une vraie transformation anthropologique. Les réseaux sociaux ne peuvent que s’enrichir et se développer. En 2050, s’il n’y pas de catastrophe d’ici là, toute la planète aura accès à des réseaux à très haut débit, quelle qu’en soit la modalité. Il y aura sans doute l’Internet des objets, des communications croissantes entre objets, entre humains et objets avec des traitements des données permettant une personnalisation accrue, grâce à des moteurs de recherche très puissants. Le développement des nano-technologies et des technobiologies ouvrent des perspectives immenses pour réparer ou « augmenter » le corps humain. On aura partout des poussières d’informatique très puissantes, l’équivalent des puces, qui pourront alors être intégrées dans la peau, voire les cellules, et dans tout type de matériau. Des expérimentations se multiplient déjà dans les laboratoires. La convergence NBIC (technologies nano-bio-cognition et information) devrait provoquer beaucoup d’inattendu, et il ne faut pas écarter de grandes inventions de rupture comme le fut l’ordinateur. Ceci dit, on va arriver à une limite dans le développement informatique car la loi de Moore ne sera pas éternelle ! On a ainsi un vaste éventail de possibles qui peuvent alimenter aussi bien les craintes des techno-pessimistes que les rêves des techno-optimistes. Par rapport à cette exploration des possibles, il y aura des choix de société à effectuer. Ceci soulèvera des questions juridiques, éthiques, politiques. Mais l’important, c’est de s’aventurer et d’explorer…
Il faudra définir de nouveaux modes de régulation à l’échelle internationale, tant l’innovation technologique sera intensive et cumulative. La technique est en train de prendre valeur symbolique voire totémique, dans les sociétés occidentales comme l’illustre l’attachement individuel au smartphone qui devient un objet de croyance collective et de jouissance individuelle. Les techniques captent l’attention (de la télévision à tous les écrans) et le désir individuel. Jusqu’où ira cette capture technologique de la société et des individus ? Telle devrait être une question centrale pour la réflexion prospective.
3. Ne croyez-vous pas que l’avenir des télécoms et du numérique est plus un débat sociologique et, en somme, de choix de société ?
Le surinvestissement de chacun sur les objets techniques soulève un grand défi philosophique et anthropologique : pourquoi faut-il toujours plus technologiser la société ? La technique est un pharmakon, poison et remède à la fois, des sociétés éclatées, des sociétés qui se délitent. Ces débats de société vont se développer dans la société, car il y a une quête de sens qui ne peut trouver réponse dans le seul accroissement de la seule puissance technique. Quel type de croissance, de bien-être, de bonheur et de biens communs, sont recherchés ? Quid du mythe du progrès ? Est-ce que le progrès techno-scientifique est aussi un progrès moral, culturel, social et démocratique ?
Parmi les scénarios exploratoires de la prospective doivent figurer les choix sociétaux sur la nature et l’ampleur du développement technologique. De nombreuses civilisations n’ont pas la même vision que l’Occident et c’est tout l’intérêt de la mondialisation que de pouvoir les confronter. La Chine, l’Afrique ou l’Amérique latine ont des visions différentes. La religion laïque de l’Occident est la croyance dans la techno-science. Or elle doit être questionnée. Il y a autant de potentialités que de défis et de risques. Le sociologue et ethnologue Georges Balandier dit que l’on construit les « nouveaux nouveaux mondes », à savoir des mondes artificiels, mais qu’il faut simultanément apprendre à les habiter.
C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que tant d’innovations techniques s’accumulent en un laps de temps aussi court. Par exemple, l’imprimerie avait été « digérée » par la société pendant des siècles, jusqu’au XIXe siècle avec le développement de la presse populaire et l’obligation d’apprendre à lire et à écrire. La période contemporaine d’innovation technique intensive et généralisée est un défi sur le plan humain et social. Les débats éthiques et politiques vont être de plus en plus forts sur les choix scientifiques et techniques, et devraient susciter comme l’appelle le sociologue Michel Callon, une démocratie technique. Comment la société s’empare des grandes questions et des grands choix techniques dans le débat ? Ils sont déjà très forts sur le nucléaire ou les ondes électromagnétiques par exemple, et ce ne sont là que des signaux faibles préfigurant des débats plus larges sur l’innovation numérique et technobiologique. De ce point de vue, il serait salutaire, comme le souligne le sociologue Alain Gras, de se défaire d’une vision linéaire et continue du progrès technique, de tout progressisme technique, car la société fait toujours des choix et des bifurcations, pour aller dans telle ou telle direction, voire pour éviter des catastrophes. Il n’y a nulle fatalité technologique extérieure à la société. La technique est d’abord un fait culturel.
16 décembre 2013
Pierre Musso est Professeur en Sciences de l’information et de la communication à Télécom ParisTech et à l’Université de Rennes II. Il est titulaire de la chaire d’enseignement et de recherche « Modélisations des imaginaires, innovation et création », lancée en octobre 2010, portée par Télécom ParisTech et l’Université de Rennes II, avec Dassault Systèmes, Ubisoft, Orange et PSA.
Administrateur des postes et des télécoms, il a soutenu une thèse de doctorat d’État consacrée aux télécommunications, à la régulation des réseaux et à Saint-Simon. Il fut chercheur au Centre national d’études des télécommunications (CNET) et membre du premier Conseil d’Administration de France Télécom de 1991 à 1995. Il fut aussi directeur de la recherche à l’INA.
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