Hommage à Michel Volle et postface de Géopolitique d’Internet

Peu après Louis Naugès, nous déplorons le décès brutal, par AVC également, de Michel Volle le 12 juin dernier.

Ses riches travaux s’articulent entre les statistiques, le système d’information et l’économie. Il s’est attelé plus récemment à l’iconomie ou l’analyse des impacts de la transformation digitale sur l’économie. Il aimait modéliser et conceptualiser et surtout établir des ponts entre les domaines de connaissance, ce qui est très appréciable pour avoir une analyse nourrie et une hauteur de vue tout en aimant rentrer dans les détails aussi.

Nos échanges par mél et lors de nos rencontres à Paris étaient riches. C’est une perte pour ceux qui aiment l’analyse et le discernement, à des années-lumières de la consommation sans jugement critique de l’information qui déferle abondamment sur Internet et dans les médias. Lors d’un déjeuner, il me disait que jusqu’au XIXe siècle chaque citoyen cultivé devait posséder dans sa bibliothèque une grosse centaine de livres et que désormais nous vivions une explosion combinatoire sans compter l’information massive publiée et reprise en format synthétique sur les réseaux sociaux. Son dernier tweet était du reste prémonitoire, 3 semaines avant son dernier souffle.

Dernier tweet prémonitoire de Michel Volle, économiste, statisticien et numéricien

Homme discret et distingué, il était toujours de bon conseil. Economica a édité la majorité de ses ouvrages qui font référence notamment ses ouvrages sur la statistique plusieurs fois réédités et De l’informatique (plus de 600 pages). Notons aussi la richesse de son blog et la série Le Parador, satyre de la vie en entreprise, laquelle pourrait faire l’objet d’une adaptation télévisuelle.

Hommage à Michel Volle, économiste, statisticien et numéricien

Michel Volle avait également signé la postface de mon livre Géopolitique d’Internet – Qui gouverne le monde ? paru en 2013 et qui reste pertinente et que je donne ci-après :

Quand on pense à la géopolitique d’Internet, un empilage de dimensions diverses mais en relation mutuelle se présente à l’esprit : une question d’architecture technique se trouve avoir des implications stratégiques, des choix purement pratiques ont des conséquences économiques et sociologiques. Ainsi lorsque Louis Pouzin a indiqué le principe du protocole TCP/IP à Vint Cerf, celui-ci a malheureusement cru devoir donner à l’adresse d’un ordinateur le rôle d’un identifiant. Cette erreur de principe a eu des conséquences pratiques dommageables et la redresser est l’un des défis que rencontrent ceux qui s’emploient à faire progresser l’architecture d’Internet. Ce n’est qu’un des multiples problèmes que celle-ci pose. Il est de nature technique et sémantique, d’autres sont comme la « neutralité du Net » de nature économique, sociologique, politique, et l’absence de solution – ou les solutions bancales – n’a pas fini de nous empoisonner : c’est qu’Internet bouscule les institutions, déconcerte le législateur et frappe la jurisprudence d’anachronisme. Il a en effet rassemblé l’image documentaire du monde en un point, espace de dimension nulle auquel il procure l’ubiquité. Il offre aux acteurs économiques une place de marché qui, comme les autres, ne peut fonctionner que si les règles qui garantissent l’équité des transactions et le respect des engagements sont respectées. Il s’insinue dans la vie quotidienne et dans la vie civique en procurant à chacun l’accès à une ressource informatique personnelle, ce qui pose d’évidentes questions de sécurité et de confidentialité. Nous sommes tous arrivés dans ce nouvel espace comme si c’était un nouveau continent dont nous ne connaissions ni la flore, ni la faune, où aucun chemin n’avait été tracé, et dont nous ignorions les ressources comme les dangers. Nous ne l’avons pas encore civilisé, nous ne sommes pas encore parvenus à cette « iconomie » où les comportements des entreprises, des consommateurs et de l’État, tirant parti des possibilités offertes par l’informatique et Internet, procureraient efficacement le bien-être matériel à la population tout en employant la totalité de sa force de travail.

L’utilisateur qui accède à Internet est comme le voyageur qui franchit une frontière : il se trouve soumis aux règles et aux lois propres au « pays » qu’il vient de pénétrer, il doit en outre s’adapter à ses mœurs. Comme ce « pays » n’a cependant pas d’autres nationaux que les utilisateurs, celui qui en franchit la frontière devient ipso facto un e-citoyen. Mais ce « pays » n’est pas démocratique. Les trois pouvoirs – législatif, exécutif, judiciaire – qu’a définis Montesquieu, et dont l’équilibre fonde l’État de droit, n’y existent pas car l’e-citoyen n’est pas invité à élire le parlement qui, en son nom, établirait les lois et désignerait les pouvoirs qui en assurent l’application. Alors que cet espace ignore en principe les frontières géographiques, il reste soumis dans chaque territoire aux aléas de la législation locale qui, parfois, le soumet en outre à une censure politique. Enfin il reste, pour des raisons historiques, dominé au plan technique par les États-Unis et la NSA l’espionne assidûment. Les questions que pose la « gouvernance », comme le souligne David Fayon, sont donc cruciales pour l’utilisateur individuel et plus encore pour ces utilisateurs collectifs que sont les entreprises et autres institutions. La limite entre le monde documentaire « virtuel » qui réside derrière l’écran et auquel Internet donne accès, car le monde « réel » des objets matériels, massifs et présents dans l’espace physique, est en effet désormais franchie de telle sorte que ces deux mondes s’interpénètrent. Chaque produit tend à devenir non pas un objet physique qui se suffit à lui-même et fourni par une seule entreprise, mais un assemblage de biens et de services élaboré par plusieurs partenaires : la cohésion de l’assemblage et l’interopérabilité du partenariat sont assurées par un système d’information via Internet, cela culmine avec l’« Internet des objets ». La production des biens est automatisée, robotisée, et avec l’impression 3D le modèle numérique du bien à produire circule sur Internet : l’informatisation de la mécanique est alors radicale car l’imprimante se substitue aux autres machines et économise la matière première, qu’il s’agisse de matière plastique ou de métal (acier, titane, etc.). La conjonction du téléphone « intelligent », de l’accès à haut débit et du cloud computing invite à équiper le corps humain d’un réseau de prothèses communicant via Internet avec le système de santé : nos corps étant informatisés, les aveugles verront, les sourds entendront, les paralytiques marcheront ! L’informatique, après avoir effacé les effets de l’espace et du temps, semble devoir parachever les promesses miraculeuses de la magie… Les pleins et les vides sont modélisés de sorte que l’objet soit à la fois léger et solide comme un os d’oiseau.

Nous n’avons cependant évoqué que la partie prévisible de la prospective, celle qui se manifeste déjà sur les paillasse des laboratoires ou est en train d’émerger dans les entreprises et la société. Faraday, mort en 1867, a certes pu anticiper les apports de l’électricité mais il n’a pu prévoir exactement ni l’invention du moteur électrique (1869), ni celle du téléphone (1876), ni celle de la lampe électrique (1879), qui ont changé le monde dans les entreprises et dans la vie quotidienne de chacun. De même nous pouvons anticiper de façon générale et en quelque sorte philosophique les effets futurs de l’informatisation et d’Internet, mais non prévoir leur détail car il nous est caché par l’incertitude du futur. Il est cependant certain que ce que nous connaissons aujourd’hui, et qui s’est répandu dans les entreprises et la société depuis 1975, est peu de chose en regard de ce qui nous attend.

L’optimisme béat n’est pas de mise car un tel déploiement de possibilités peut servir le Mal comme le Bien. La guerre se déroule déjà dans le cyberespace, des formes nouvelles de délinquance s’y manifestent et par ailleurs des prédateurs tirent parti de l’opacité que procurent les complications de l’informatique à des fins de fraude fiscale, de corruption et de blanchiment. La mainmise du crime organisé sur l’économie, voire sur la politique, en est facilitée à tel point que dans certaines régions et même certains pays l’État de droit a déjà été supplanté par un retour à la féodalité. C’est là un archaïsme étrange dans l’économie la plus moderne qui soit ! La troisième révolution industrielle nous confronte, comme le firent les deux précédentes, à des enjeux qui outrepassent sa dimension technique pour s’étendre à l’économie, la sociologie et la géopolitique. Elle va, comme les précédentes, transformer les rapports entre les pays, le positionnement de chacun et son droit à la parole dans le concert des nations. Les décisions concernant la technique et l’architecture d’Internet –comme celle relative à l’identifiant évoquée au début de cette postface – auront donc des conséquences pratiques, organisationnelles et institutionnelles de grande portée. Ceux dont l’expertise a suffisamment mûri pour qu’ils puissent anticiper ces conséquences sont en mesure d’orienter les décisions selon leurs intérêts économiques et stratégiques. C’est à quoi un ouvrage comme celui-ci va contribuer : il permet à chacun de se faire une idée exacte de l’histoire et des mécanismes techniques de l’Internet, d’entrevoir aussi la structure institutionnelle de sa gouvernance.

Il est en effet nécessaire pour limiter les abus de pouvoir que cette expertise soit partagée, que l’e-citoyen ait du langage et des possibilités de la technique ainsi qu’une connaissance suffisante des structures institutionnelles pour pouvoir faire prévaloir au niveau mondial les exigences de la démocratie et de l’État de droit dans la dynamique de l’« iconomie ».

Michel Volle, Économiste, statisticien et informaticien, co-président de l’Institut Xerfi

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