1. Sur quelles familles de projets planche l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation du CNRS ? Comment se situent les travaux académiques côté innovation et numérique en France ?
Rappelons tout d’abord que l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation est une unité mixte du CNRS rassemblant les laboratoires en Sciences Sociales de trois grandes écoles d’ingénieurs : Mines ParisTech, Télécom Paris et l’Ecole Polytechnique. À travers ses chercheurs, différentes disciplines des sciences sociales (sociologie, sciences de gestion, économie, design, …) sont mobilisées pour analyser la question de l’innovation en tant que construction sociale : c’est-à-dire une innovation où sciences, techniques et société ne peuvent être pensées comme des sphères indépendantes mais évoluent au contraire en étroite interaction. Dans une perspective interdisciplinaire en sciences sociales, nous analysons la question de l’innovation, ses formes d’organisation en entreprise, ses enjeux sociétaux, les modes de régulation économiques associés ou à y associer, ses formes de démocratisation les plus contemporaines… L’axe de recherche dont je coordonne l’animation scientifique s’est intéressé ces toutes dernières années aux enjeux des transitions écologique et numérique. Le processus de numérisation des entreprises et de la société a participé à transformer et changer les structures socio-économiques. Il en va ainsi des modèles économiques existants (transformés de manière radicale dans des secteurs d’activité comme la presse par exemple) mais aussi les modèles de consommation (avec une mutation des pratiques et habitudes de consommation) ; au sein des entreprises, ce sont les compétences, les métiers et identités de métier (tout particulièrement dans les domaines informatiques) qui sont bouleversés. Et puis la portée sociétale de certaines technologies numériques, dont les plus récentes comme la 5G, les technologies de reconnaissance faciale ou celles de l’Intelligence Artificielle et ses enjeux de discrimination, d’opacité et de vie privée.
2. On parle de plus en plus de responsabilité et d’éthique du numérique. Pourriez-vous nous donner votre vision et parler de la chaire de recherche Identité Numérique Responsable que vous coordonnez ?
Deux grands courants à l’origine de la réflexion : celui sur la responsabilité et celui sur l’évaluation des techniques (Technology Assessement). À la suite notamment des travaux d’Habermas dénonçant le pouvoir des experts sur l’évolution de la technologie ainsi que le manque de démocratie technique, l’idée d’une construction des technologies davantage en accord avec les valeurs de la société a fait son chemin. Avec son ouvrage paru en 1979 « Le principe responsabilité – Une éthique pour la civilisation technologique », le philosophe allemand Hans Jonas a largement contribué à enrichir le débat en soulignant que la responsabilité doit donc être étendue aux conséquences futures des actions : elle doit être portée par une « éthique de l’avenir ». Ainsi, sur la question de l’évaluation des technologies innovantes, la nécessité d’anticiper les conséquences de leur mise en œuvre en amont dans les processus de développement et de déploiement, s’est imposée progressivement dans la démarche scientifique. Une impulsion forte a été donnée par la Commission européenne au début des années 2000, donnant naissance au concept d’innovation responsable (et même de recherche et innovation responsables (RRI)), destiné à encadrer les programmes de recherche et d’innovation financés.
Le débat sur l’éthique du numérique est aujourd’hui très vif. Nous évoquions en début d’interview la question de la portée sociétale de certaines technologies numériques et les controverses associées. On peut mentionner les plus récentes dont celle sur la 5G et ses potentiels risques sanitaires ; celles sur les technologies de reconnaissance faciale et les risques d’atteinte à la vie privée et aux libertés individuelles des personnes concernées ; ou encore celles sur les algorithmes d’Intelligence Artificielle et les biais de discrimination et risques d’opacité associés.
Il me semble que ces débats nous ramènent aux deux formes d’éthique, telles que définies par le sociologue allemand Max Weber : une éthique de conviction et une éthique de responsabilité. La première revient à agir en fonction d’une conviction supérieure qui rend certain de son action. La seconde revient à agir en fonction des conséquences de ses actes (et peut être nourrie également de conviction). Elle oblige à sortir des débats partisans pour avancer sur une évaluation ouverte et responsable de ces technologies.
Ce sont ces démarches de recherche et d’innovation responsables que nous interrogeons et déployons dans la Chaire Identité Numérique Responsable. L’Identité Numérique est un objet frontière. Elle peut désigner la représentation de soi et des autres sur les réseaux sociaux qui donnent à la nouvelle identité de l’individu contemporain un caractère distribué, morcelé et en renouvellement constant. Elle peut aussi renvoyer à une identité « calculée » par la somme des traces d’activité que nous laissons en ligne et entre les mains des fournisseurs de service. Elle peut également être le résultat de techniques d’identification des personnes dans des dispositifs informatisés visant leur authentification. La Chaire a été créée pour embrasser cet objet de recherche plurivoque. Elle s’intéresse aux politiques et aux usages de l’identité numérique, dans une perspective d’innovation responsable. Son cœur scientifique est l’étude des problèmes liés à la gestion, la protection et la sécurisation de la pluralité d’identités mises en œuvre par les usagers individuels et collectifs dans l’espace numérique.
3. Enfin, vous publiez avec Thomas Houy l’ouvrage Déplier l’incertain – Quand les sciences sociales aident à décider dans un environnement incertain. Il permet d’éclairer les décideurs à l’heure du VUCA. Pourriez-vous nous présenter l’outil DMC que vous avez développé, ses principes, les possibles angles morts dans la prise de décision ?
Le concept de VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity) renvoie dans la littérature académique à celui « d’incertitude » tel que défini par l’économiste Franck Knight dans un article célèbre. La thèse principale qui y défendue est celle de la différence entre un univers marqué par le risque et un univers marqué par l’incertitude. Dans un univers « risqué », l’avenir est fait d’alternatives dont on peut estimer (même de manière grossière) les probabilités d’occurrence et envisager de « couvrir » le risque (par des mécanismes bien connus aujourd’hui d’assurance). Dans un monde incertain, les scénarii d’avenir sont plus difficiles à établir, les estimations de leur probabilité d’occurrence très peu fiables, d’autant plus par ailleurs que des évènements imprévisibles peuvent se produire dans le temps de déroulement de votre projet. Le numérique, dans les transformations sociétales associées que nous avons évoquées, a notamment contribué à rendre l’environnement de plus en plus imprévisible, incertain. Dans ce contexte, nombre d’outils de gestion développés dans un univers du risque (business model, étude de marché, …) et visant à prévoir l’évolution du marché ou de la concurrence tant en termes de produits que de services innovants, … ont perdu de leur pertinence pour équiper la prise de décision. Or, dans le domaine de la recherche académique, de grandes avancées ont été faites sur la question de l’incertitude et la façon d’appréhender le comportement dit « rationnel » des individus ou plutôt « l’irrationalité » de leurs comportements. Parmi ces travaux, on peut citer ceux de Daniel Kahneman, Prix Nobel d’Economie, sur la question des biais cognitifs, mais aussi ceux d’essayistes célèbres comme Nassim Taleb sur les « cygnes noirs » ou « l’antifragilité ».
Mon collègue Thomas Houy et moi-même avons travaillé à rassembler ces travaux, à les agencer afin de construire un outil de gestion qui équipe la prise de décision dans un monde incertain. Cet outil, en forme d’une démarche de décision pavée de douze étapes, place le décideur dans un processus d’apprentissage et d’enrichissement de ses propres processus de réflexion et d’interaction.
26 novembre 2021
Valérie Fernandez est Professeur en Sciences sociales à l’Institut Polytechnique de Paris, directrice du master conjoint Sciences Po – Télécom Paris, en Economie du numérique. Elle poursuit des travaux de recherche sur la gouvernance des technologies numériques, leurs démarches de conception et leurs dynamiques de diffusions dans la société. Ses recherches s’inscrivent dans le cadre de programmes menés en collaboration avec des organismes internationaux (Commission Européenne, CNRS, PUC Chine, …) et de grandes entreprises. Valérie Fernandez est Titulaire de la Chaire Identité Numérique Responsable (Responsibility for Digital IDentity) créée en 2019 (mécénat Thales).
Commentaires récents