3 questions à … Luc Bretones

1. Vous avez été directeur de l’innovation produit et services d’Orange (des accélérateurs de start-up et du technocentre). Comment jugez-vous l’écosystème de l’innovation et des start-up en France ? La plus grande difficulté n’est-elle pas dans la levée des fonds, le passage à l’échelle et les mentalités où l’on se bride par rapport à d’autres nations pourtant moins innovantes ? Voyez-vous d’autres freins et a contrario des opportunités françaises ?

L’économie française est très conservatrice et le classement des grandes entreprises évolue moins que dans d’autres pays du G7. Par ailleurs, l’Europe, seul continent à ne pas avoir classé de géant du numérique dans le top 500 mondial depuis 25 ans, n’a pas mis en œuvre de stratégie industrielle en la matière pour réserver aux jeunes pousses continentales une part du marché européen, par ailleurs colossal. Le résultat est incroyable : 85 % des budgets IT des institutions françaises (le pourcentage est également important dans les autres pays européens) est offert aux acteurs américains aux premiers rangs desquels se trouvent les GAFAM. La progression spectaculaire des géants de la tech américaine ces dernières années est pour une part très significative due à la conquête sans limite du marché européen. Les situations de monopole ou oligopole à deux ou trois, de fait, sont partout : cloud public, systèmes d’exploitation, moteurs de recherche, suites Office, réseaux sociaux d’entreprise, outils de visio et de collaboration, etc. Je ne parle même pas du hardware.

Interview de Luc Bretones, L'entreprise nouvelle génération

Le problème de l’Europe n’est plus, depuis plusieurs années, celui du financement, en tout cas jusqu’à 20 millions d’euros environ. Notre sujet est celui de la diversité en matière d’innovation IT et de disposer d’une stratégie industrielle numérique.

La situation à laquelle nous sommes arrivés est d’une naïveté coupable ! Un marché cadenassé par des monopoles ou oligopoles privés extra-communautaires, sans aucun champion européen. Et bien sûr, comme nos champions historiques sont plutôt des ESN – anciennement SSII – et qu’elles sont largement rémunérées par les géants en place, on ne peut rien attendre des fédérations professionnelles IT, elles-mêmes soumises aux voies dominantes.

Bref, les deux seules façons de sortir de l’étau sont le politique d’une part et les décideurs et consommateurs de l’autre. Le politique, comme sur les autres continents, pourrait a minima réserver une part des dépenses publiques aux acteurs continentaux. Également, je me réjouis du mouvement récent de la secrétaire au Trésor Janet Yellen vers une taxe GAFAM. Bruno Le Maire et Thierry Breton se sont retrouvés trop faiblement soutenus sur ce sujet, il me semble, que ce soit en France ou en Europe. Pourquoi ne pas faire du CNN (Conseil National du Numérique) un levier de fédération nationale et européenne sur ce sujet ?

Le second levier, idéalement simultané, est précisément celui qui peut se mobiliser immédiatement, et faire… sans le politique. Je parle des entrepreneurs, mais aussi des consommateurs et des salariés (souvent les mêmes, non ?).

J’ai ainsi lancé avec de nombreux autres entrepreneurs, IT50+, le club des dirigeants qui décident de flécher, dans les 3 ans, 50 % ou plus de leur dépense IT hors hardware vers des innovateurs français et européens. En d’autres termes, nous décidons de changer le statu quo dès maintenant !

Si la diversité est importante au sein des forces vives de l’entreprise, il en va de même pour un écosystème économique. Je ne rêve pas que tous les jeunes français doués en math et en tech partent aux Etats-Unis ou en Asie pour avoir de l’avenir. Je ne rêve pas que les algorithmes qui régleront bientôt les menus détails de nos vies soient sous brevets et législation extra-européenne.

Je rêve d’un marché unique européen prospère, favorable à ses champions et PME locaux, ouvert à la concurrence mondiale avec de claires réciprocités. Je rêve d’entreprises aux gouvernances plus partagées, moins autoritaires, qui distribuent l’autonomie et la responsabilité avec transparence et confiance. Je rêve d’entreprises à impacts les plus positifs possibles pour la société et l’environnement.

Sans cela, nous vivrons des crises sociales sans précédent qui verront s’affronter des consommateurs exsangues et des membres apatrides du club des 1 000 milliards de dollars de valorisation [NDLR : c’est-à-dire les Google, Apple, Amazon, Microsoft]. Le politique aura perdu et les citoyens / salariés / consommateurs avec lui.

2. Dans votre livre (co-écrit avec Olivier Trannoy et Philippe Pinault), L’entreprise Nouvelle Génération, vous avez pu rencontrer des managers de tous horizons. Quelles sont les entreprises qui ont le mieux réussi leur transformation digitale et pourquoi ? Quid du numérique et des modèles de management associés ?

Les 250 entretiens réalisés juste avant la crise auprès de leaders représentatifs des entreprises de nouvelle génération résonnent avec une acuité incroyable aujourd’hui. Organisées en réseaux d’équipes, elles rompent avec la traditionnelle hiérarchie de subordination de pouvoir individuel pour lui préférer une agilité à l’échelle. Gouvernance partagée et focalisation sur une raison d’être sont consubstantielles de ces sociétés à impact positif qui captent désormais les talents de façon irrésistible.

La crise sanitaire a mis à nu la capacité – peu répandue – des organisations à fonctionner sur des bases d’autonomie, de responsabilité et donc, de confiance et de transparence. Elle a été la plaque photographique des Entreprises de Nouvelle Génération, ces sociétés que mes co-auteurs et moi-même avons interviewées dans 30 pays. Totalement prises de court, la plupart des organisations traditionnelles ont brutalement réalisé qu’elles ne disposaient ni de la gouvernance, ni des outils leur permettant de poursuivre leur activité à distance. Or l’un et l’autre sont intimement liés. En effet, vous ne pouvez développer l’initiative et la créativité en mode commande et contrôle. De même, le fonctionnement en réseau d’équipes nécessite des outils de réseau social d’entreprise et de description en temps réel du « qui fait quoi » qui sont de puissants leviers de transparence et de collaboration transverse. Enfin, le ciment fédérateur de ces nouveaux modes de fonctionnement est une raison d’être à impact positif sur la société civile et/ou l’environnement. Celle-ci agit tel un aimant sur les talents, les différenciateurs clef de l’économie de l’innovation.

3. Pourriez-vous nous citer 5 start-up françaises ou autres que vous avez repérées et que vous pensez potentiellement disruptives alors que du 11 au 14 janvier, s’est tenu dans des conditions un peu particulières du fait du contexte sanitaire, le CES de Las Vegas ?

Tout d’abord, la start-up de mon co-auteur Philippe Pinault, Holaspirit, est à mon sens, le futur système d’exploitation des entreprises de nouvelle génération. Cette pépite française, basée à Paris et Montpellier, encore peu connue, réalise la quasi-totalité de son chiffre d’affaires hors de France et compte des clients dans plus de 30 pays sur tous les continents ! La preuve vivante du caractère universel de la lame de fond qui se lève. Holaspirit permet aux entreprises de décrire leurs cercles, leurs rôles et de travailler au quotidien sur la base de ce qui peut s’apparenter à un « système d’exploitation » de nouvelle génération. Contrairement à sa concurrente américaine Glassfrog centrée holacratie, la force de la plateforme européenne réside dans sa capacité unique à supporter toutes les méthodologies dont les principes ont été évoqués précédemment, à savoir, entre autres, sociocratie, holacratie, aequatie, GTD, cybernétique, approches systémiques ou dynamique spirale,..

Ensuite, je veux citer OpenDecide, récompensé par l’événement international sur l’innovation managériale “The NextGen enterprise Summit” que nous avons organisé. OpenDecide a conçu, en collaboration avec des chercheurs, un outil de nouvelle génération pour aider les managers et leurs équipes à être plus performants. L’outil est utilisé par les managers pour diagnostiquer la maturité de l’autonomisation collective et mettre en place de nouvelles bonnes pratiques. En 15 minutes, chaque membre de l’équipe peut partager son point de vue sur la manière actuelle et attendue de travailler des équipes. La plateforme est actuellement capable d’analyser 14 processus de travail (attribution des rôles, résolution des conflits, définition des objectifs, gestion des valeurs, etc.) pour soutenir 2 400 contrats différents de travail en équipe.

Enfin, ce ne sont plus des start-up mais des scale-up absolument extraordinaires : le réseau de psychologues Mentaal Beeter aux Pays-Bas, la banque russe pour entrepreneurs et entreprises Tochka, et Virbela aux Etats-Unis. Ces trois exemples grandissent en gouvernance partagée et agile à l’échelle. Ces pionniers préfigurent une lame de fond sans retour, celle de l’Entreprise Nouvelle Génération.

1er mars 2021

Luc Bretones est fondateur de The NextGen Enterprise Summit et de l’IT50+. Il vient de publier le livre L’entreprise Nouvelle Génération chez Eyrolles. Il était précédemment directeur de l’innovation produit et services d’Orange.

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