Alors que les livreurs Uber Eats et Deliveroo fleurissent dans les grandes villes de France, Paris aux premières loges, j’ai voulu investiguer non pas auprès des dirigeants mais des livreurs eux-mêmes.
Ces nouveaux métiers illustrent plusieurs phénomènes :
– des besoins d’une clientèle qui préfère se faire livrer parfois de la cuisine de type fast food et pas forcément gastronomique pour gagner du temps plutôt que de se faire à manger soi-même (pour des occasions entre amis, en particulier chez les jeunes) voire de commander des repas que les clients ne savent pas préparer (par exemple cuisine exotique) ;
– la facilité de commande depuis une App avec son smartphone ;
– la rapidité de devenir livreur en quelques clics et d’avoir des revenus.
Les pratiques sociales de ces nouveaux ouvriers 2.0 sont décriées car exploités, sous-payés, ce qui conduit à des actions à l’encontre de ces nouveaux acteurs. L’avantage est réel pour ces entreprises (statut d’auto-entrepreneur par exemple des livreurs qui permet d’économiser sur les cotisations patronales, versement d’une commission de 20 à 30 % du prix du menu par les enseignes partenaires compensée par les économies de service, d’entretien, de vaisselle et à terme d’espace pour accueillir des clients, absence de congés payés et d’allocations chômage).
Ils viennent compléter les travailleurs du clic qui reconnaissent à la chaîne des centaines d’images sur les écrans faisant mine de simuler des intelligences artificielles qui sont factices (par exemple avec Amazon Mechanical Turk).
J’ai voulu appréhender la situation à travers 21 rapides entretiens avec des livreurs. Il ressort plusieurs points. Des horaires qui sont souvent décalés par rapport à une journée de travail « classique » qui commence plus tard et se termine en début de nuit avec des pointes typiquement de 11 h 30 à 14 h et après 19 h avec une fin vers 22 h / 23 h. L’équipement est souvent rudimentaire, un vélo ou VTT pas toujours au top avec un antivol avec un achat et un entretien qui incombe au livreur et des aléas comme une crevaison ou une chaîne explosée qui affecte quand elle survient les revenus générés. Un livreur m’a confié s’être fait voler son vélo. La partie visible est souvent la boîte à plats cubique. Les pauses sont souvent liées aux périodes creuses et des pourboires sont plus fréquents que pour les livreurs colis désormais. Si certains pointent une meilleure situation chez Deliveroo, d’autres affirment que les conditions sont équivalentes.
Les motivations pour devenir livreur varient selon les catégories, gagner de l’argent pour les étudiants et parfois avoir l’occasion de faire du sport, tandis que les non-étudiants le sont pour avoir des revenus. J’ai dialogué avec des personnes de toutes origines et même deux livreurs originaires du Bengladesh qui étaient en moto avec lesquels la conversation fut en anglais. Ils sont souvent plus disponibles pour échanger quand ils attendent la préparation de leur commande à l’abord des restaurants ou des succédanés de type Subway & co. D’autres au contraire préfèrent ne pas évoquer les situations de travail et les contrats. Argos, étudiant grec, qui opère des livraisons depuis 2 ans m’indique travailler pour 5 acteurs (Deliveroo et Uber Eats mais aussi Take Eat Easy, Stuart on encore Nestor qui spamme par ailleurs ses clients après une première commande dans une logique bicanale, par mél et SMS, à la limite du cadre du RGPD). Argos jongle entre des paies de 50 euros par-ci, 100 par là. Il arbitre ainsi selon les cas quant à l’application qu’il va privilégier, bénéficie de la souplesse horaire pour maximiser ses gains. Un livreur étudiant en 2e année, Sofiane, m’a dit que c’était une occasion de se remettre au sport en complément de la boxe. Je l’ai croisé à 3 reprises dans le VIe alors qu’il pédalait à vive allure sur son vélo dépassant la limite de 30 km/h du secteur. Deux autres livreurs sénégalais dans le XVe, Aladi qui m’indique être livreur depuis 2 mois et un autre Bamba depuis 2 jours seulement s’expriment peu en français. Ceci soulève la question d’une possible chaîne de sous-traitance, à savoir après la création d’un compte rapidement effectué en ligne (avec fourniture d’un numéro de téléphone, des nom et prénom, d’un extrait Kbis ou relevé SIRENE, photo, pièce d’identité – carte d’identité, passeport ou titre de séjour) pouvoir disposer de livreurs qui travaillent pour vous et qui vous reversent un pourcentage de leur gain. Dans ce cas, nulle vérification n’est effectuée et c’est la porte ouverte à des dérives sociales et à une économie sous-terraine. La question de la protection sociale n’est souvent pas prise en compte notamment en cas d’accident où la couverture est absente. Les étudiants partent avec un avantage. Ainsi Alexandre qui opère pour Uber Eats me dit avoir déjà une mutuelle étudiante. Et il pointe par ailleurs les dangers à éviter : les voitures le matin ainsi qu’en sortie de bureau le soir et surtout la nuit. Enfin si les vélos sont parfois dans un état d’usage, les précieux smartphones sont souvent recouverts (16 fois sur 21) de plastique pour les protections pour les chocs et la pluie. Un autre étudiant Kevin m’indique ne pas toujours comprendre sa rémunération qui fluctue beaucoup et illustre l’opacité des algorithmes utilisés alors qu’il gagnait plus au début alors même qu’il avait moins d’automatisme vis-à-vis de ses courses.
Que penser de ces nouveaux modes alternatifs pour l’achat de repas et des impacts sociaux s’agissant du travail souple mais sans contrat et enfin sur le paysage des utilisateurs de la route ?
Commentaires récents