3 questions à … Jean-François Abramatic

1. Quel regard portez-vous sur la rapidité du déploiement d’Internet ?

Les architectes d’Internet ont choisi de mettre l’intelligence (l’informatique) aux extrémités du réseau. L’évolution d’Internet a ainsi pu être nourrie par les progrès de l’informatique en matière de matériels et de logiciels. De nouveaux produits et services ont pu être développés indépendamment les uns des autres. Internet est devenu l’objet du plus grand projet de développement de système complexe jamais entrepris.

Interview de Jean-François Abramatic

Avec la maturité des outils mis à la disposition des développeurs et les riches fonctionnalités des plateformes, le temps qui sépare désormais l’émergence d’une innovation de son déploiement local ou mondial a été dramatiquement raccourci. C’est ainsi que les nouveaux usages se mettent en place à une rapidité jamais vue dans le passé.

Les conséquences sociétales sont majeures. Prenons l’exemple de la protection de la vie privée. L’Europe et la France, en particulier, ont conçu des directives et des lois de manière à donner aux citoyens les moyens de protéger leur vie privée. La France a été, du point de vue légal, souvent en avance. La loi Informatique et Libertés, la création d’institutions telle que la CNIL témoignent de la prise de conscience du pays devant les défis associés au déploiement de l’usage de l’informatique.

Devant la rapidité du déploiement d’Internet et de ses services, les législateurs ont cependant des difficultés à suivre le rythme et à prendre en compte les situations nouvelles.

Plus précisément, la difficulté vient du fait qu’à chaque instant, il convient d’appliquer la loi telle qu’elle est alors que les conditions qui ont présidé à son élaboration ne sont plus remplies. La société toute entière est face à ce changement : les techniciens, les entreprises, les gouvernements, la société civile. Chacun sait aussi qu’il est déraisonnable de légiférer avant d’avoir une vision issue de la confrontation de multiples points de vue. La société toute entière doit désormais faire preuve d’agilité.

2. La gouvernance d’Internet est plurielle. Comment jugez-vous les évolutions de l’ICANN, la dynamique du W3C et la création plus récente de la NETmundial Initiative ?

Effectivement, il s’agit d’instances très différentes. Elles n’ont pas les mêmes missions, le même âge et les communautés qui les ont fondées n’ont pas les mêmes profils.

L’ICANN permet l’affectation des adresses et des noms de domaine. L’activité la plus visible des utilisateurs finaux est celle des noms de domaine. Cette forte visibilité fait que l’on associe souvent abusivement la gouvernance d’Internet à l’ICANN. C’est au minimum un abus de langage. Les problèmes liés au développement d’Internet et de la société de l’information dépassent largement l’attribution des noms de domaine. Par exemple, les questions de sécurité, de protection de la vie privée, de la gestion des contenus illégaux n’entrent pas dans les missions de l’ICANN alors qu’elles suscitent de nombreuses questions importantes de gouvernance.

La NETmundial Initiative est une initiative beaucoup plus récente. Née à la suite de la conférence NETmundial organisée à Sao Paulo en 2014, elle a pour objet de mettre en application les principes de NETmundial qui ont été approuvés lors de la conférence. Elle met en œuvre une approche globale et multi-acteurs. Le Conseil de Coordination est composé de 20 membres choisis parmi les 4 catégories d’acteurs dont ils sont issus (entreprises, société civile, monde académique, gouvernements) et 5 zones géographiques. Même si ces personnes ne sont pas élues, cette approche permet de s’assurer qu’autour de la table on a une représentation multi-acteurs équilibrée. Les objectifs sont de faire émerger à la fois les problèmes de gouvernance et les communautés qui sont à même de les résoudre. Il est encore trop tôt pour juger des résultats mais cette approche multi-acteurs globale est prometteuse et peut être utilisée pour d’autres efforts.

S’agissant du W3C, créé en 1994, le consortium a permis de développer les standards du Web de manière coopérative. Les résultats sont nombreux et de toute nature. Pour prendre quelques exemples, W3C a permis de standardiser le langage HTML, les feuilles de style CSS, le langage XML ainsi qu’une famille de spécifications associées. W3C a aussi permis de mettre en place la Web Accessibility Initiative. Les innovations issues de W3C incluent également une nouvelle approche des relations entre la propriété industrielle et les standards avec la publication de standards « Royalty Free ». Plus récemment, W3C a étendu son approche en créant des groupes de travail spécialisés dans des activités verticales telles que la publication numérique, l‘automobile ou les paiements. La création d’un groupe de travail sur le Web des Objets permet de poursuivre l’approche qui associe développement et déploiement.

3. Enfin, quelle est votre vision de la neutralité d’Internet et du passage à IPv6 ?

Dans un rapport intitulé le « Développement Technique de l’Internet », remis au gouvernement en 1998, j’avais indiqué qu’Internet était la plateforme de la convergence de l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel. Ces trois industries ont chacune leur histoire, leurs modèles économiques, leurs leaders. La convergence oblige de mettre autour de la même table des acteurs issus de ces industries. Les paradigmes introduits par le déploiement d’Internet demande à chacun de se positionner dans le cadre d’une infrastructure partagée.
La question de la neutralité du Net doit être placée dans ce contexte.

Il est encore trop tôt pour dire quels seront les business models qui vont émerger. Ce qui est sûr, c’est qu’Internet ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui si la neutralité d’Internet n’avait pas été mise en place.
S’agissant du protocole IP, IPv6 n’a été déployé que récemment lorsque la limite de la capacité d’adressage d’IPv4 a été atteinte. La gestion distribuée du système complexe qu’est Internet a trouvé des solutions transitoires pour allonger la durée de vie d’IPv4 et pour permettre à l’usager final de ne pas avoir à connaître des questions d’infrastructure et de la transition d’une version à une autre.

6 juin 2016

Jean-François Abramatic est conseiller du Directeur Général Délégué au Transfert et aux Partenariats Industriels d’INRIA, Membre du Conseil Inaugural de la NETmundial Initiative. Il a été Président du W3C de 1996 à 2001.

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