La neutralité d’Internet : égalité, surveillance et limites

La neutralité d’Internet en question

Même si encore aujourd’hui le mot Internet désigne un espace synonyme de liberté, nombreux sont ceux ayant tiré la sonnette d’alarme lorsque les pratiques, notamment celles de la CIA, visant à exercer une contrôle massif et arbitraire des informations circulant sur le réseau furent révélées au grand jour. En ce sens, on peut dire qu’il existe un avant et un après-Snowden par rapport à ses révélations de juin 2013.

Neutralité d'Internet

Une telle opposition à tout « flicage » sur Internet semble être motivée par le fait qu’un contrôle massif des informations serait ressenti comme un obstacle à l’exercice des libertés individuelles. Internet étant perçu comme un espace de liberté, sa protection et son organisation devraient alors dans cette vision dépendre des pouvoirs publics.

Depuis plusieurs années déjà, les instances parlementaires françaises mais aussi européennes travaillent sur un même problème : légiférer à propos d’Internet suppose avant tout de lui donner une qualification juridique.

De manière générale, tout le monde s’accorde à dire qu’il s’agit d’un bien, incorporel qui plus est. Cependant les dissensions apparaissent très vite lorsqu’il s’agit de savoir s’il s’agit d’un bien susceptible d’appropriation individuelle (privé en somme), ou s’il s’agit d’un bien public (appartenant donc à tous). Outre le plaisir que procure aux juristes le fait de débattre de manière passionnée et pendant des heures sur des détails pouvant paraître sans intérêt aux yeux du néophyte, cette distinction individuel/collectif concernant le « bien Internet » est d’une extrême importance car elle vient conditionner toutes les dispositions et propositions en matière de réglementation du réseau.

En effet, qualifier Internet de bien public reviendrait à considérer que celui-ci ne sert qu’à satisfaire l’intérêt collectif. Cela conduirait sans doute à une meilleure protection, puisqu’elle serait assurée par l’Etat, mais reviendrait également à nier qu’il sert aussi en très grande partie le secteur privé à travers l’immense business que représente aujourd’hui la toile. Inversement, Internet ne saurait être désigné que comme un bien/espace individuel et ce ne serait-ce qu’à travers le formidable catalyseur qu’il a été, et qu’il est toujours d’ailleurs, en matière de communication et d’interaction entre tous les individus à partir du moment où ces derniers disposent d’une connexion…

Dans l’hypothèse où le bien Internet serait considéré comme chose publique, c’est d’ailleurs dans ce sens que s’est prononcée la Federal communcation commission le 26 février 2015 pour nos amis d’outre-Atlantique, cela ouvrirait alors la voie à la mise en place du principe de neutralité du net.

Rappelons que ce principe a été évoqué en 2003 par Timothy Wu, professeur de droit à l’université de Columbia, et se définit comme un principe de régulation du réseau afin d’en garantir l’universalité faisant ainsi d’Internet un bien collectif.

Evoquer ce principe passe avant tout par un constat : l’échange, la diffusion ou encore le streaming d’œuvres audiovisuelles se révèlent être particulièrement gourmand en termes de bande passante. Ainsi, 18 % des FAI brideraient volontairement la connexion de leurs clients (selon une enquête de l’ORECE de 2012) en évoquant d’éventuelles économies de bande passante. Certaines mauvaises langues iraient même jusqu’à dire qu’il s’agit en fait d’empêcher l’utilisateur d’accéder à certains sites en vue de les inciter à utiliser la plateforme mise en place par leur FAI, payante bien sûr… Tel fût notamment le cas, en 2008, de la société américaine Comcast qui avait eu la bonne idée de bloquer les contenus circulant sur le protocole Bitorrent.

Le bridage de connexion, ou encore le filtrage ou le blocage à l’accès de certains sites se révèle alors être une pratique discriminatoire entre les utilisateurs car entre deux clients payant un accès Internet au même prix et dans des conditions analogues, la qualité de service peut être inégale.

C’est ainsi qu’au niveau français l’article L32-1 du code des postes et télécommunications vise à empêcher toute discrimination en garantissant aux utilisateurs l’accès aux applications et aux services de leurs choix. Néanmoins, cette disposition prise dans son intégralité vise avant tout à apporter une innovation en matière de droit de la concurrence et ne vise qu’à titre subsidiaire le principe de neutralité d’Internet. Ainsi, l’insuffisance de protection de la neutralité du net appelait plus d’audace de la part du législateur.

Malgré de nombreux rapports parlementaires, restés au fond des tiroirs, affirmant la nécessité de consacrer le principe de neutralité d’Internet en droit positif, la France n’a pas mis en place de loi sur la question jugeant que cette question devait avant tout être réglée sur le plan européen.

Les évolutions juridiques de la notion de neutralité à venir sous l’impulsion de l’Europe

C’est ainsi que le « quatrième paquet télécoms » est actuellement en débat devant le parlement européen, celui-ci prévoit l’adoption de plusieurs directives visant à créer un marché unique des communications électroniques sur le plan européen. La proposition de règlement dispose ainsi que « les fournisseurs d’accès Internet doivent, dans la limite des volumes de données et des débits pour l’accès à Internet défini par contrat, s’abstenir de bloquer, de ralentir, de dégrader ou de traiter de manière discriminatoire des contenus, des applications ou des services donnés ou certaines catégories de contenus, d’application ou de services sauf dans le cas d’un nombre restreint de mesures relevant de la gestion raisonnable du trafic. Ces mesures devraient en outre être transparentes, proportionnées et non-discriminatoires ».

Selon la Commission européenne, le principe de neutralité d’Internet se traduit avant tout par l’absence de toute discrimination entre les utilisateurs mais également par l’absence de filtrage des données par les FAI.

Ainsi, la directive 2000/31/CE rebaptisée directive sur le commerce électronique dispose que les fournisseurs d’accès n’ont pas d’obligation générale de surveillance du réseau. Cependant, la responsabilité des hébergeurs et fournisseurs d’accès pourra être retenue en cas de caractère manifestement illicite du contenu diffusé.

Cette règle générale de non-surveillance des FAI ne peut être infléchie que dans deux cas. D’une part sur décision du juge judiciaire à travers le référé-Internet. Cette procédure mise en place par la loi du 21 juin 2004, vise à « prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication du public en ligne ». D’autre part lors du référé prévu à l’article L336-2 du Code de la propriété intellectuelle visant à prendre « toute mesure utile propre à prévenir ou à faire cesser » la contrefaçon en ligne d’œuvres de l’esprit. C’est d’ailleurs dans la cadre de cette procédure que furent condamnés par le Tribunal de Grande Instance de Paris, le 28 novembre 2013, les sociétés Orange, Bouygues Télécom, Numéricable, Free, SFR et Darty Télécom.

Cependant, le principe de neutralité d’Internet semble déjà remis en cause, avant même son couronnement sur le plan législatif, par le fait que les FAI opèrent depuis longtemps déjà un filtrage préventif de données telles que des mots clés suspects ou offensants. Entre l’obligation de ne pas surveiller et l’obligation d’opérer une surveillance ponctuelle et ciblée, les FAI ont alors tendance à marcher sur des œufs et ne peuvent ainsi strictement respecter le principe de neutralité du net.

La seule possibilité pour les FAI de passer outre le principe de neutralité, et donc des principes qui en sont les fondations à savoir l’absence de surveillance généralisée et de non-discrimination, repose sur la gestion raisonnable du trafic réseau. Cette notion volontairement floue regroupe en premier lieu l’intégrité du réseau. Ainsi, si le réseau proposé aux utilisateurs se trouvait menacé dans son intégrité et dans sa sécurité, le FAI serait alors en droit de se libérer de ses obligations de neutralité en vue de ramener la situation à la normale.

Ensuite, se détourner des règles de neutralité serait également possible dans le cadre conventionnel. Lors de la signature du contrat entre le FAI et son client, le premier devra veiller à informer clairement le consommateur de l’existence de moyens techniques permettant de restreindre l’accès à certains services comme notamment les filtres anti-spam ou le contrôle parental. Il ne s’agit ici, dans les faits, que d’une obligation de plus grande transparence entre le fournisseur et le consommateur. De manière générale, les FAI devront fournir une lisibilité accrue de leurs offres permettant ainsi au consommateur d’y voir plus clair et de pouvoir réellement comparer les offres proposées, redonner le pouvoir à l’utilisateur final en somme.

Ainsi, garantir un Internet répondant au principe de neutralité signifie qu’aucune différence de traitement entre les utilisateurs ne peut être admise quand elle s’explique par une différence de prix payé par l’abonné (sauf dans le cas de flux asymétriques) ou une analyse du contenu consulté par celui-ci. Le but recherché étant d’empêcher l’émergence d’un Internet à l’image de la société : souvent inégalitaire.

Cependant, même si tenter de conserver une certaine égalité entre les internautes est en soi un objectif louable, nous sommes forcés de constater que l’inégalité demeure et demeurera. En effet, si le principe de neutralité évoqué vise à assurer une égalité de service entre les clients d’une même offre, l’hypothétique consécration de ce principe dans le droit ne signifierait pas pour autant la fin de l’inégalité entre les utilisateurs. En effet, vu les services actuellement proposés par les FAI, ne serait-ce qu’au niveau français, il est évident que la neutralité d’Internet ne signifierait pas l’extinction d’une constante : la qualité et la puissance de la connexion ainsi que l’ensemble des services proposés par les FAI dépendent du prix payé par le client. Autrement dit, les clients payant le prix le plus élevé seront les mieux lotis.

En revanche, il nous est possible d’avoir une vision plus optimiste lorsqu’il s’agit de considérer l’autre versant du principe de neutralité : l’absence de filtrage des données. En effet, considérant d’une part que les FAI et hébergeurs n’ont pas d’obligation générale de surveillance des données et d’autre part le fait qu’une telle surveillance implique des investissements lourds, il nous est permis de penser que ces derniers n’opèreront pas de surveillance massive. De plus, infléchir le principe de neutralité auquel ils seraient soumis supposerait l’intervention du juge judiciaire ce qui, en principe, apporte une garantie supplémentaire à l’utilisateur final. Cela étant dit, instituer le principe légal de neutralité ne signifierait pas pour autant son strict respect. Les filtrages préventifs opérés par les FAI, même s’ils sont réalisés pour des causes « louables » au départ en excluant des mots-clés potentiellement suspects ou offensants, existent depuis bien longtemps et tendent à infléchir à la base le principe de neutralité.

L’internet neutre, malgré l’engouement qu’il peut susciter, ne doit pas être perçu comme une véritable révolution du net. Dans la mesure où il vient encadrer avec plus de rigueur les pratiques des FAI et des hébergeurs, apporter une plus grande transparence des offres au profit du consommateur ou encore renforcer les pouvoirs de contrôle de l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques) en France, sa mise en place dans la loi apparaît donc souhaitable. De plus, les pratiques visant à orienter l’utilisateur vers certains sites au détriment des autres apporterait du « sang neuf » sur la toile en facilitant l’émergence de projets novateurs.

Néanmoins, le principe de « gestion raisonnable du réseau » représente une brèche potentielle dans laquelle les hébergeurs et FAI pourraient s’engouffrer si jamais les garde-fous du dispositif ne remplissaient pas pleinement leurs rôles.

Enfin, le principe de neutralité du net a fait l’objet, entre autre, d’une consultation publique de la part du Gouvernement, celle-ci a d’ailleurs rassemblé plus de 21 000 participants. C’est de cette initiative qu’est né le projet de loi « une République numérique » discuté en ce moment au Parlement. Nous y consacrerons donc prochainement un nouvel article afin de déchiffrer les éventuels changements à venir de nature à impacter notre pratique quotidienne d’Internet.

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