1. Comment définiriez-vous la ou les cultures numériques ? Est-il nécessaire d’enseigner la culture numérique et pourquoi ?
Je préfère souvent parler de cultures numériques au pluriel afin d’éviter un prisme qui serait celui de la culture unique et légitime. On recense plusieurs cultures numériques allant de celle des adolescents jusqu’aux pratiques des hackers par exemple. Cette diversité est donc plus que souhaitable. De même, il faut éviter la césure entre culture classique ou culture générale et culture numérique. Il s’agit davantage de créer du lien entre ces diverses cultures que d’opérer une rupture trop facile voire générationnelle comme dans le cas des digital natives. Néanmoins, le numérique nécessite de nouveaux développements, de nouveaux projets et donc de nouvelles connaissances et compétences qui méritent d’être transmises. Par conséquent, si on considère la culture numérique comme une culture large qui permette d’appréhender les enjeux et potentialités du numérique, d’Internet et du web dans son ensemble, elle ne peut être réduite à une seule culture informatique, condition nécessaire mais nullement suffisante.
En cela, je me méfie quelque peu des tentatives de protagonistes de l’enseignement de l’informatique à assimiler le numérique à l’enseignement de l’informatique. De même, je trouve que la position de l’INRIA qui se positionne sur le créneau des sciences numériques mériterait d’être clarifiée tant on a l’impression qu’il s’agit surtout de phagocyter d’autres disciplines plutôt que de s’ouvrir réellement à elles. En effet, l’apprentissage des algorithmes ne peut se comprendre du seul point de vue informatique, il s’agit clairement de phénomènes sociaux, politiques, informationnels, philosophiques et économiques de grande importance. Alors oui, à davantage d’enseignement de l’informatique et de la programmation mais ce n’est pas suffisant. La formation est fortement liée à des travaux menés autour de la culture de l’information et l’éducation aux médias tant il s’agit de savoir utiliser une variété d’outils et de supports et de se montrer capable de trouver, sélectionner, évaluer l’information mais aussi de la synthétiser et d’en produire de manière efficace.
On a depuis longtemps du mal à donner une légitimité à l’éducation aux médias et à la culture de l’information car il était plus pratique de les considérer comme transverses car elles ne bouleversaient pas les disciplines traditionnelles. Les administratifs de l’Education Nationale nuisent depuis de nombreuses années aux entreprises pour améliorer l’enseignement sur ces questions, en privilégiant des stratégies clinquantes comme l’illusion du learning center, où il suffirait de placer des élèves devant des ressources pour les éduquer. Une des pistes les plus séduisantes serait de rassembler les forces pour mettre en place une progression commune autour de la translittératie qui consiste en la capacité à lire, écrire et interagir sur une diversité de plateformes. Dès lors, il serait possible d’articuler et de mieux légitimer l’enseignement à l’information, l’éducation aux médias et la culture de l’information. Le défi reste à relever mais des chercheurs et des acteurs du terrain s’y adonnent. Si vous voulez en savoir plus sur ces questions, j’y répondais longuement et plus en détail dans mon ouvrage sur la formation aux cultures numériques.
2. Nous sommes encore loin du Web sémantique. Quels conseils donneriez-vous pour accéder, choisir et classer plus facilement l’information et la rendre productrice de valeur par rapport à ses besoins ?
Le conseil reste celui de l’exercice d’un oeil avisé pour scruter les différentes sources d’information. Un professionnel de l’information doit désormais être un maître d’armes numériques et apporter du soin au choix des outils, ce qui n’est pas évident car on ne connaît pas leur durée de vie. Par conséquent, il faut veiller à l’interopérabilité et à la portabilité de ces données pour pouvoir rester maître de ces données. Cette maîtrise est autant une majorité technique qu’intellectuelle qui devrait être l’objectif final d’une formation de qualité au numérique. Je conseille d’utiliser des outils comme Diigo qui permettent d’effectuer un travail de veille régulier, de taguer à bon escient, d’archiver des éléments opportuns et de pouvoir partager sa veille. C’est un bon outil pour pouvoir réutiliser son travail de veille. Mais l’outil ne suffit pas, c’est bien la capacité critique et de synthèse qui fait la différence. D’autres outils peuvent être opportuns notamment Ifttt qui facilite la circulation entre les diverses applications de son écosystème informationnel. La circulation étant d’ailleurs bien souvent la meilleure des conservations. Il reste à savoir articuler la bonne gestion de ces outils de mémorisation externe, les hypomnemata, et le travail sur soi pour ce que ces outils permettent aussi une amélioration de soi-même et le développement de ses propres compétences pour son bien-être personnel mais aussi pour celui des autres. Voilà pourquoi je considère que la notion de veille doit être élargie, il s’agit autant de veiller sur des flux, des documents, des données que sur des personnes à la fois dans des visées informationnelles, voire économiques mais aussi en tant que mode de relation sociale. Le succès de Twitter s’explique autant par le fait qu’on puisse échanger des propos phatiques que des informations pertinentes. C’est une des bases de la communication, il ne suffit pas d’un simple flux d’informations et de données précises, il faut un cadre qui permette la transmission et l’empathie. Probablement, le web de données devra trouver à l’avenir les moyens de générer davantage de fun pour obtenir un succès grandissant.
3. Quelle est votre opinion quant à la numérisation des écrits par Google ? Quel pourrait être un modèle économique satisfaisant pour l’ensemble des acteurs ?
Google a joué la carte du premier arrivé et a tenté d’enfoncer les portes en créant quelques polémiques. Aujourd’hui ce coup d’avance a permis la négociation de contrats parfois obscurs avec les bibliothèques mais Google n’est pas le seul. La BNF ne montrant guère l’exemple depuis quelque temps en négligeant le bien public du fait de la numérisation. Le modèle économique est encore à discuter, c’est évident. Il est probablement varié et pas unique. Je ne suis donc pas du tout pour un prix unique du livre en numérique. A mon sens, le problème est ailleurs au niveau de la numérisation. C’est mon regard de chercheur lié aux humanités numériques qui parle, je pense qu’il s’agit d’augmenter plus que de seulement numériser. Il faut donc offrir des versions numériques et numérisés sur lesquelles il est possible de taguer, surligner, d’annoter, de partager, d’effectuer des requêtes précises, de produire des associations et des critiques afin de donner davantage d’ampleur et d’échanges. On a besoin de construire des espaces de lecture partagées qui ne soient pas seulement des lectures industrielles mais des lectures humaines et sociales. C’est l’objectif d’une « renaissance numérique » qui permette le développement de nouveaux humanistes numériques. J’avais d’ailleurs pour cela plaidé pour un bac HN (humanités numériques) voici quelque temps.
3 août 2013
Olivier Le Deuff est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux 3. Il a publié récemment Du tag au like. Il anime le blog des égarés.
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