L’informatique discipline scolaire. Un long et tortueux cheminement : un grand classique !

I) Emergence dans la douleur

Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, le long, tortueux et chaotique cheminement d’une discipline informatique au lycée ne saurait surprendre. C’est la loi du genre dans tous les domaines, un grand classique : le nouveau émerge toujours dans la douleur. Et cela ne date pas d’hier. Déjà, Confucius mettait en garde : « Lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi ceux qui voulaient faire la même chose, ceux qui voulaient faire le contraire et l’immense majorité de ceux qui ne voulaient rien faire. »

Ainsi, au début du XXe siècle, un lobby du courant continu s’évertuait-il à « prouver », force arguments « scientifiques » à l’appui, que le courant alternatif constituait une impasse. Provocant mais réaliste, Bernard Stiegler se plait à dire que « si vous demandez aux gens ce qu’ils attendent des nouvelles technologies, leur première réponse sera : Rien, fichez-moi la paix ! ». Encore aujourd’hui, il n’y a que sept informaticiens à l’Académie des Sciences, sur 243 membres, alors que, répétons-le, l’informatique représente 30 % de la R&D dans le monde et qu’elle est une des trois grandes familles de la science contemporaine avec les mathématiques et les sciences expérimentales. Dans un mouvement de balancier, la discipline informatique revient (on peut penser que ce retour est définitif) après la suppression de l’option d’enseignement générale des lycées des années quatre-vingts. Il s’agit d’un phénomène international, que l’on retrouve dans beaucoup de pays, développés notamment, aussi bien au niveau des mesures prises que des discours. Les raisons de ce long cheminement sont donc profondes.

II) Les obstacles au changement sont multiples.

1) Remise en cause d’identités personnelles et professionnelles qui s’incarnent dans des champs du savoir, des compétences et des savoir-faire. Difficultés objectives à s’approprier de nouvelles connaissances, surtout quand les fondamentaux de culture générale correspondants ne sont pas là, quand le contexte économique et social ne favorise pas les évolutions.

2) Plus prosaïquement aussi, la volonté délibérée de ne pas donner aux autres les clés de la réussite. Parmi ceux qu’on appelle les « passeurs » des TIC, également du côté de certaines sociétés de service, on peut très bien se satisfaire du manque de culture informatique des autres (ce handicap les concernant également) et décréter d’une manière péremptoire qu’une telle culture n’est pas nécessaire. Leurs situations de rentes en seront d’autant plus pérennes, que ce soit pour proposer des formations à la version n+1 d’un logiciel bureautique ou des solutions d’informatisation dont les coûts explosent et les délais s’allongent à n’en plus finir, avec des contrats qui en rejettent par avance la responsabilité sur les clients !

III) Avec ses spécificités, le monde de l’éducation n’échappe pas à ces freins.

1) La massification de l’enseignement engendre des tensions fortes, posant avec acuité la question des efforts que la nation est prête à consentir pour l’éducation, pourtant le premier des investissements pour préparer l’avenir, qui plus est dans la société de la connaissance.

2) Il y a la difficulté récurrente à introduire une nouvelle discipline scolaire : à la place de quoi, formation des enseignants à mettre en place, concours de recrutement à créer, intégration dans les examens…

IV) L’informatique étant à la fois une science et une technique…

1) la problématique de l’outil est omniprésente, avec cet argument que son utilisation suffirait à le maîtriser : on peut alors légitiment se demander à quoi servent les enseignements techniques et professionnels, ainsi que le cours de mathématiques, outil conceptuel au service des autres disciplines. Maurice Nivat nous invite opportunément à relire André Leroy Gourhan qui nous a appris que l’outil n’est rien sans le geste qui l’accompagne et l’idée que se fait l’utilisateur de l’outil de l’objet à façonner (1). Et d’ajouter : « Ce qui était vrai de nos lointains ancêtres du Neanderthal, quand ils fabriquaient des lames de rasoir en taillant des silex est toujours vrai : l’apprentissage de l’outil ne peut se faire sans apprentissage du geste qui va avec ni sans compréhension du mode de fonctionnement de l’outil, de son action sur la matière travaillée, ni sans formation d’une idée précise de la puissance de l’outil et de ses limites. »

2) Le thème de l’outil est aussi celui de la technique, de sa place dans la société française, de celle du travail manuel, du rapport de secteurs des élites de la nation à la science et à la technique (2). Combien de fois n’a-t-on pas entendu « Ce n’est qu’un outil » ? Un outil qui ne devrait pas nous détourner d’objectifs culturels nobles ! Comme si l’outil n’était pas partie intégrante de la culture humaine depuis la nuit des temps. La science aussi faut-il le rappeler. A ce sujet, si dans un passé récent le fait que l’histoire-géographie devienne optionnelle en Terminale S (tout en restant heureusement présente à l’école et dans le secondaire jusqu’à la classe de Première, ce qui n’est pas encore le cas de l’informatique) a provoqué une légitime émotion, le fait que les mathématiques deviennent optionnelles en Première L n’a pas fait la une des journaux, c’est le moins que l’on puisse dire. Deux poids deux mesures.

3) L’informatique présente des aspects techniques. C’est indéniable. David Monniaux fait justement remarquer qu’elle n’est pas la seule discipline dans ce cas (3). Il prend le cas des mathématiques, science de l’abstraction et du conceptuel formalisés qui, cependant, a une grande part de technique. « Même si, de nos jours, des moyens de calcul informatiques existent, il faut tout de même savoir faire à la main des résolutions d’équations, des calculs d’intégrales, des majorations, etc. » Et le français, tel qu’enseigné dans le secondaire, est également largement une activité technique. En effet, « l’enseignement et la notation portent en bonne partie sur la forme des textes produits (orthographe, grammaire, et plus généralement expression) et non sur le fond ». La forme a également beaucoup d’importance dans certaines filières de l’enseignement supérieur. « De fait, il semble que les entreprises s’intéressent parfois aux étudiants en lettres pour leurs qualités rédactionnelles… L’idée est ancienne : ne dit-on pas que Charles de Gaulle avait recruté Georges Pompidou parce qu’il voulait « un normalien sachant écrire » ? ». Quant aux langues étrangères, si Shakespeare est un « monument » de la culture universelle qu’il faut connaître, « on n’en attend pas moins d’une personne ayant étudié sa langue une connaissance de l’anglais contemporain, tel que parlé et écrit en pratique chez les partenaires économiques ». Idem pour le japonais avec « le vocabulaire et les expressions de la robotique ou des centrales nucléaires et ceux du Dit du Genji. Les universités ont donc ouvert des filières de langues étrangères appliquées. »

V) La pédagogie est un terrain de débats, voire d’affrontements quant au bien-fondé d’un enseignement de l’informatique. Rien que de très normal.

1) Les boulangers se divisent sur la façon de faire le pain, les maçons sur celle de monter un mur… les enseignants sur la façon de faire cours.

2) Au début des années quatre-vingt-dix, le réseau local fut mal accueilli dans certains cercles de formateurs informatiques des MAFPEN. Au nom de la sacro-sainte pédagogie qui se serait pleinement satisfaite des postes autonomes, la technique détournant du fondamental à savoir les usages de l’ordinateur en classe. Étrange myopie qui ne voyait pas que le réseau était en train de devenir le mode d’existence dominant de l’informatique, offrant qui plus est des potentialités nouvelles justement sur le plan de la pédagogie (communication, travail collaboratif…). Attitude qui s’explique en partie par la difficulté objective à former les enseignants sur des environnements plus complexes. La pièce sera rejouée avec l’arrivée d’Internet : « Internet d’accord mais pour quoi faire ? ». Alors que dix ans de télématique scolaire avait montré la voie des usages pédagogiques que l’on pouvait avoir avec un réseau longue distance. On pourrait multiplier les exemples, ainsi le rejet du LSE par ceux dont la position et le prestige dans l’établissement, de par les services qu’ils rendaient avec le Basic, étaient menacés par la formation des collègues accompagnant l’arrivée des ordinateurs dans l’établissement. Et qui pour cela disaient pis que pendre d’un langage structuré pourtant conçu pour l’enseignement, avec des instructions en langue française.

3) Les débats sont souvent vifs et paradoxaux. La discipline informatique au XXIe siècle s’inscrit dans les trois missions de l’École, former l’homme, le travailleur et le citoyen, avons-nous dit d’emblée. Mais quand on parle pédagogie et informatique, il arrive que certains ne voient pas, par exemple, les potentialités de la programmation, qui favorise l’activité intellectuelle, l’appropriation de notions informatiques mais aussi des autres disciplines. On constate en effet avec l’ordinateur une transposition des comportements classiques que l’on observe dans le domaine de la fabrication des objets matériels. À la manière d’un artisan qui prolonge ses efforts tant que son ouvrage n’est pas effectivement terminé, un lycéen, qui par ailleurs se contentera d’avoir résolu neuf questions sur dix de son problème de mathématiques (ce qui n’est déjà pas si mal !), s’acharnera jusqu’à ce que fonctionne le programme de résolution de l’équation du second degré que son professeur lui a demandé d’écrire, pour qu’il cerne mieux les notions d’inconnue, de coefficient et de paramètre. La programmation est un « outil » pédagogique à même de fournir d’autres voies pour la compréhension des concepts, de proposer des projets coopératifs « vrais » préparant aux modalités de travail dans l’entreprise. La programmation est également une bonne école de formation à la rigueur (attention à la virgule mal placée ou à la parenthèse qui manque). Dommage de s’en passer. Surtout pour de mauvaises raisons comme celle selon laquelle le lycée n’a pas vocation à former des informaticiens professionnels. Ni des mathématiciens d’ailleurs. Pourtant les élèves font des mathématiques du cours préparatoire à la classe de Terminale !

4) Certes, la machine et sa puissance peuvent entretenir les illusions. Une requête mal formulée donne quand même des résultats (mais que valent-ils ?) alors que la feuille peut rester blanche avec un crayon. On a vu ci-avant la confusion sur les statuts éducatifs de l’informatique, pour une part conséquence d’identités professionnelles qui ont du mal à accepter les évolutions. Et l’on a pu constater que l’absence de discipline scolaire, prônée par certains, de par la non institutionnalisation qu’elle signifiait, facilitait la constitution de prés carrés, de sortes de chasses gardées pédagogiques où les auto-proclamations sont légions. Comme si la méconnaissance des algorithmes, de l’interopérabilité ou du modèle OSI était un avantage pour réfléchir sur les sérieuses questions sociétales du monde du numérique. Mais les esprits évoluent, les choses changent, la nécessité s’impose et, en définitive, le nouveau se fait sa place, toute sa place.

Jean-Pierre Archambault
Président de l’EPI

(1) « L’informatique, science de l’outil », Maurice Nivat http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1003a.htm

Voir aussi : « Machines, outils et informatique », Maurice Nivat
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1004f.htm

(2) Ces préjugés qui nous gouvernent, Gilles Dowek, éditions Le Pommier.
Voir également : « Un chemin initiatique vers l’abstraction », Gilles Dowek
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1009g.htm

(3) « L’informatique, discipline « technique » », David Monniaux, Chargé de recherche au CNRS à VERIMAG, Grenoble, professeur chargé de cours à l’École Polytechnique
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0911d.htm

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