1. Pourriez-vous revenir sur la révolution blockchain, ses principes, en quoi le P2P peut révolutionner les banques et plus généralement la société au-delà du bitcoin qui n’est que l’arbre qui cache la forêt ? Quels usages et entreprises vous ont le plus impressionnés ?
La révolution blockchain, ou plutôt celle de la cryptographie appliquée au soutien de la décentralisation, est née de la crise de confiance de ce début de siècle : risques dissimulés et pris en charge par le contribuable à la suite de la crise de 2008, monopoles de données des GAFAM (et BATX), Etat de surveillance généralisée.
S’il ne faut pas jeter tout l’ancien monde aux oubliettes il faut comprendre les ressorts de cette défiance : dans un monde toujours plus globalisé, où chaque individu est éloigné des conséquences de ses actes et où les externalités ne sont pas prises en compte dans les prises de décisions, la notion d’Homo Economicus atteint ses limites. Si la Blockchain n’est pas la panacée, il faut bien comprendre pourquoi la première transaction Bitcoin signée par Satoshi Nakamoto contient une référence au second « bailout » britannique lors de la crise des subprimes.
Nous naviguons dans un monde où il a fallu créer pour des raisons d’efficacité des institutions toujours plus fortes et au pouvoir concentré et verticalisé, sauf qu’aujourd’hui la machine se grippe. En vertu de la loi de Coase il existe une limite fondamentale à la taille d’une organisation, et les coûts de coordination deviennent de plus en plus lourds.
Si le « libre marché » est (en théorie) parfaitement efficient et communique via le prix toutes les informations nécessaires à la prise de décision, il résulte en des situations profondément iniques et déshumanisantes.
La blockchain fondamentalement permet de désintermédier les échanges et outrepasser les institutions traditionnelles. La « tokenisation » d’un service (utility token) ou d’un actif (security token) permet d’introduire la notion de « skin in the game » et permet de mélanger gouvernance participative (via un vote) avec le mécanisme de marché. On parle aussi de machine géante à incentives : avec une blockchain on peut donc inciter ou punir certains comportements grâce à une fonction objective (dans le bitcoin elle résulte en une maximisation de la sécurité du réseau via des récompenses de blocks et des frais de transactions).
En basculant sur des échanges en P2P c’est non seulement une liberté retrouvée mais également une transparence accrue car les algorithmes sont publics et open-source : on peut toujours « forker » et voter avec ses pieds.
Cela ne signifie pas pour autant la disparition des inégalités et injustices : nous ne savons pas encore quels protocoles (et quelles têtes pensantes) feront le monde de demain et le code source est un savant assemblage de signes qui reflète et étend sur le monde une nouvelle forme de souveraineté: “le code est l’expression immanente du contrôle” (Protocol: How control exists after decentralization, Galloway, 2004, MIT Press).
Les banques sont bien évidemment aux premières loges, le Bitcoin, Ripple ou Monero étant les premiers protocoles blockchain adoptés en masse. Et pourtant les banques n’ont (pour le moment) pas encore pris toute la mesure de l’enjeu. Nous nous retrouvons dans une situation similaire à la bulle Internet au début de l’an 2000 : il fallait à tout prix avoir un site web pour être au goût du jour. Et pourtant une stratégie digital native n’est pas qu’une simple couche de peinture sur la façade, c’est le cœur même du business model qui est en mutation.
Les early adopteurs (cypherpunks) sont certes souvent des déçus du système bancaire et politique traditionnel, mais lorsque les expériences utilisateurs deviendront seamless, les tarifs (qui le sont déjà) bien plus bas, et les échanges en pairs à pairs et non pas verticalisés, les banques courent un risque existentiel. Toutes les pistes sont ouvertes même si le scénario médian n’est pas celui d’une disparition mais d’une réorientation de leur business model vers : la structuration de produits financiers sous la forme de security token et les services de banques d’investissement, l’apport de liquidité sur les marchés financiers, le prêt via des protocoles décentralisés et le branding et la stratégie « dernier relais » avec le consommateur (ce dernier point figurant dans les plans actuels de transformation digitale).
Il existe également un débat quant à l’utilité d’une monnaie émise par une banque centrale et donc d’un système bancaire fractionné avec les pleins pouvoirs sur la politique monétaire. A ce stade peuvent émerger des crypto-monnaies issues de banques centrales, des monnaies électroniques en compétition avec les crypto-monnaies ou bien une mise au ban des crypto-monnaies de paiement. Dans un monde idéal, pour détourner la loi de Thiers « La bonne monnaie chasse la mauvaise ».
La banque n’est que la première institution à être désintermédiée par la crypto : quid du système politique, judiciaire, etc. ? Aujourd’hui la graine est semée mais le mirage des espérances pourra disparaître tout aussi vite qu’avec Internet. La bataille principale et celle de la décentralisation des protocoles blockchain, sinon la révolution tant attendue aura été morte née.
Pour revenir à du très concret plusieurs projets paraissant particulièrement prometteurs (sans revenir sur des projets révolutionnaires mais déjà très discutés tel Ethereum) :
– Ocean Protocol : protocole d’échange et de valorisation de la donnée. Beaucoup d’entreprises ont de la donnée mais pas d’usage pour celle-ci, et a contrario beaucoup d’entreprises sont en recherche de données pour leurs modèles. Si ce protocole s’avère être largement adopté on pourra casser les monopoles de donnée en rémunérant tout un chacun pour son actif immatériel.
– Enigma/Qed.it Zero Knowledge Proofs/Multi Party Computation/Secret Smart Contracts : Cette technique signifie qu’une partie peut démontrer à son correspondant qu’il détient une donnée sans pour autant la révéler. On peut donc par exemple avoir une service des impôts qui connaît avec véracité le montant des impôts dus sans pour autant connaître le détail des opérations du particulier.
Cette technique est aussi particulièrement prometteuse pour les échanges de données, par exemple une entreprise pharmaceutique qui « loue » sa donnée sur une maladie/médicament à un compétiteur qui effectue des calculs pour le compte de son modèle sans pour autant la révéler.
Pour l’instant les calculs ne concernent qu’une certaine classe de problèmes.
-F.O.A.M : protocole de standard de géolocalisation : 1 adresse physique + 1 adresse Ethereum. Permettra aux objets connectés de transactionnel selon une aire géographique (le GPS pouvant être facilement spoofé) : quand on entre dans une zone de parking par exemple.
-Aragon/DAOstack/Colony/Democracy Earth : permet un nouveau type d’organisation scalable et très résilient, les Organisations Autonomes Décentralisés (DAO) qui exécutent des ordres selon des smart contrats et le consensus décentralisé des membres.
2. Comment se positionne Horatii Partners et qu’est-ce qui est différenciant ? Quels types de PoC sur la blockchain conduisez-vous et quels sont des exemples d’expérimentation avec des grandes entreprises ?
Le positionnement d’Horatii se résume à l’innovation disruptive, nous visons les cas d’usages à la frontière avec un focus actuel sur la blockchain/Internet 3.0. Comme toujours avec l’innovation ce qui est nommé devient immédiatement anachronique. Toujours plus en avant certes, mais avec une maîtrise des techniques qui, arrivées à maturation, peuvent être appliquées à des cas d’usages plus évidents. Dans un environnement blockchain où nous sommes en grande partie rémunérés en tokens, nous nous définissons en partie selon un modèle d’incubation où les consultants ont tout autant à gagner ou perdre que les fondateurs (skin in the game, ce qui devrait permettre aux consultants d’être peut-être un peu moins haïs).
Nous avons aussi pour maxime d’appliquer à nous-mêmes la vision que nous répandons : expériences donc de société de conseil décentralisée via DAO.
– Un focus « beyond blockchain » sur des cas d’usages à la frontière, qui sont de nature à changer les relations existantes
– un vaste réseau qui comprend développeurs, entrepreneurs, investisseurs et chercheurs
– Un accompagnement à 360 degrés : de l’ingénierie de token au modèle de distribution en passant par le financement et le business développement
Quelques projets actuels :
– Future.Earth : tokenisation de l’impact de l’investissement qui permettra l’émergence de nouvelles organisations d’aide bottom-up. Traditionnellement on peut donner une valeur symbolique ou spirituelle à la notion de nature (genus loci) mais on ne pouvait véritablement en donner une valeur économique. En créant un token non fongible (standard ERC-721) attachée à une DAO on peut redonner de l’autonomie aux espaces naturels.
– Wespr : Un système de versionnage type Git au dessus de protocoles de DAO. Ce qui permettra d’avoir une arborescence d’oeuvres collectivement conçues et grâce à un mécanisme de “staking” permettra une valorisation des actifs culturels sur la blockchain. Permettra en tandem avec un moteur d’évaluation de la contribution de créer et distribuer des biens culturels créés avec une répartition équitable de la valeur ajoutée.
-ValYooTrust (sous l’égide de la Fabrique du Futur): de l’Institut Mines-Telecom, une plateforme d’open innovation qui intégrera la blockchain pour horodater et notariser les actifs d’innovation (brevets/NDA) et qui avec un moteur d’évaluation de la contribution permettra de récompenser équitablement les apports individuels.
Nous avons aussi une expérience dans la définition de stratégie blockchain pour des grands comptes (supply chain et logistique) et PME.
3. Pourriez-vous nous dire un mot de La Fabrique du Futur et de la prochaine édition de Blockchain Agora le 15 novembre prochain ?
La Fabrique du Futur est un think tank/do tank créé par Eric Seulliet en 2006 avec un focus sur la prospective et l’innovation résolument tournée vers l’avenir. Née sous la forme d’une association de loi 1901 elle englobe aujourd’hui plus d’une centaine de membres, avec la création d’une branche de conseil La Fabrique du Futur & Co S.A.S afin d’offrir la prestation de services notamment dans le domaine de la blockchain. Elle oeuvre donc sur les projets ci-dessus nommés en plus de l’organisation de workshops d’executive awareness et l’organisation de Blockchain Agora.
La 3ème édition de la conférence Blockchain Agora se tiendra le 15 novembre chez nos partenaires de l’école Telecom ParisTech. C’est un moment qui me tient à cœur car la première édition organisée par Eric fut mon bain de feu dans l’univers de la blockchain/cryptomonnaie. C’est vous dire l’importance de l’évangélisation dans la croissance d’un écosystème ! Mais contrairement aux années précédentes qui étaient purement didactiques et introductives, le focus sera de tendre la main aux entreprises et entrepreneurs qui veulent non seulement se lancer dans des PoC ou hackathons mais également établir un plan de transformation blockchain. Il y aura donc une quantité redoublée de workshops pratiques qui seront parrainés par des entreprises avec des PoC existants ou dans les rails.
Depuis quelques mois malgré une volonté politique très encourageante sur la réglementation nécessaire des ICO c’est haro sur la blockchain : énergie dépensée, scalabilité famélique, spéculation tous azimuts. Sans pour autant négliger les lacunes nous redonneront à la blockchain ses lettres de noblesse en recentrant le discours sur un aspect fondamental de cette technologie : sa capacité à entreprendre des projets révolutionnaires de manière bottom-up et décentralisée. Cette 3e édition aura donc pour sous-titre : sustaining the planet, its people and projects.
20 juin 2018
Daniel Shavit est consultant blockchain à la Fabrique du Futur et fondateur de la société de conseil Horatii Partners. Spécialisé en crypto-économie et ingénierie de token, Daniel intervient également au cours de conférences et dans les universités au sein de l’association Blockchain Education.
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