Je vous communique la conclusion du livre Géopolitique d’Internet – qui gouverne le monde ?. Ces réflexions sont importantes à diffuser alors même que la France est en panne de croissance. Le débat reste ouvert pour une meilleure prise en compte du numérique dans l’économie et la société.
Internet est devenu indispensable et stratégique pour l’ensemble de la société, que ce soient les administrations (éducation, santé, sécurité, services aux citoyens et aux entreprises, environnement), les entreprises (innovation, veille concurrentielle, raccourcissement des cycles de création et de production, délivrer des produits et des services, remontées des clients) ou les particuliers (e-commerce, culture et loisirs, information, santé, lien social). Dans ce cadre, les gouvernements pourraient avoir un rôle d’impulsion avec la R&D publique, en créant un écosystème favorable à l’innovation et à la création de valeur. Même dans un contexte de crise, et particulièrement en période de ralentissement économique, il est vital de miser sur un programme d’envergure pour le numérique en France et en Europe en dégageant des ressources, quitte à remettre à plat les fonctionnements surannés d’une société en panne de croissance. Les investissements dans les infrastructures, les services et les contenus, l’ouverture des données publiques et la recherche d’une fiscalité favorable, tant pour les Français que les sociétés étrangères s’implantant sur le territoire, constituent un préalable. Aujourd’hui, un quart de la croissance est, selon un rapport de McKinsey publié en 2011, lié au numérique, même s’il convient de relativiser avec le principe de destruction créatrice de Schumpeter et la disparition d’emplois dans les secteurs traditionnels qui en résulte. Demain, ce sera plus de la moitié. La France se classe désormais au 21e rang de la compétitivité dans les technologies de l’information et au 11e des pays européens. Elle régresse par rapport à l’édition 2009 de l’étude réalisée par The Economist Intelligence Unit. Elle figure par ailleurs en 14e position du Web Index.
Longtemps 4e ou 5e puissance mondiale, la France est en passe d’être reléguée au-delà du 10e rang d’ici 10 ans du fait notamment de la croissance des BRIC et d’autres pays émergents. L’Europe peine face aux États-Unis et à l’Asie, encore plus s’agissant du secteur numérique. La Chine, qui a raté la révolution industrielle au XIXe siècle, est en plein rattrapage.
Si la neutralité d’Internet est à préserver – car de nature à stimuler la libre et saine concurrence et l’innovation – au même titre que les libertés individuelles (1), l’Europe gagnerait par des programmes d’envergure à miser sur les nouveaux usages du numérique : big data, open data, web sémantique, serious games, cloud computing, Internet des objets, etc.
L’Internet des objets, qui était le thème de l’évènement Le Web de décembre 2012, se développe. Une kyrielle d’applications ont surgi, mêlant capteurs connectés aux terminaux mobiles (citons par exemple pour le suivi d’un patient à domicile, la société Scanadu, application My Air, My Health Challenge, pour l’impact de la pollution sur la santé). Il devient possible de suivre les caractéristiques du corps humain avec le « quantified self (2) » qui vient compléter le « Personal branding* ». Dans notre société où le culte de l’ego, combiné à l’appartenance à des communautés, tend à devenir une valeur dominante, cela n’est pas sans impact sur la relation à autrui. On va évoluer vers un réseau de capteurs qui, avec la réalité augmentée, les puces RFID et les informations stockées dans le cloud, vont permettre, dès lors que le coût unitaire de ces objets aura baissé, une explosion des usages. De fait, la gouvernance de l’Internet des objets deviendra prépondérante.
Par ailleurs, la recherche militaire, qui est le théâtre de déclinaisons d’usages en grandes séries dans le domaine civil, joue un rôle indéniable. Pourtant elle n’est guère d’actualité en Europe, en raison des restrictions budgétaires. Or on pourrait imaginer, s’agissant des drones, une intelligence embarquée et géolocalisée via Internet qui permettrait de superviser les centrales nucléaires à risque et, en cas de catastrophe, opérer avec des robots embarqués lors des missions sur place (on peut penser à l’utilisation qui aurait pu être fait à Fukushima par exemple et même à Tchernobyl aujourd’hui) pour préserver des vies. La robotique, avec des acteurs comme Aldebaran en France, peut être le fer de lance de cette nouvelle « révolution ». Les liens entre robotique, électronique, informatique, développement durable et design seront, en effet, de plus en plus étroits.
Chris Anderson, rédacteur en chef de la revue Wired, indique dans son ouvrage Makers que les technologies de fabrication avec les imprimantes 3D constitueront un nouveau défi pour la gouvernance d’Internet (3). Leur potentiel de croissance est considérable. Nous verrons une transformation complète des usines et de la fabrication des produits. Des acteurs de l’économie numérique pourront investir la fabrication des objets y compris de simples internautes.
Nous allons assister à la convergence des réseaux (électrique et informatique) pour aboutir à des réseaux électriques intelligents ou « smart grids ». Les box Internet à domicile devraient également converger vers ces fonctions doubles. La régulation d’Internet sera confrontée à la régulation de l’énergie qui devient une ressource rare avec des périmètres sous l’influence de pouvoirs d’industriels qui seront repensés.
Parmi les enjeux figure l’instauration d’une identité numérique fiable. Celle-ci permettrait un équilibre entre la préservation de la sécurité des données personnelles sur Internet et le maintien d’une certaine forme d’anonymat des internautes. À l’image de la vie physique où les pièces d’identité peuvent être demandées ponctuellement mais à tout moment par les autorités de contrôle et où l’usurpation de pièces d’identité n’est l’apanage que de fraudeurs, on pourrait imaginer un système où l’anonymat au quotidien prévaudrait et où la preuve de l’identité numérique ne serait demandée qu’en cas de contrôle ou d’enquête. Il s’agit de faciliter l’identification des internautes le cas échéant tout en garantissant leurs droits. Les États joueraient alors un rôle de régulateur et garantiraient un niveau de confiance suffisant entre internautes.
Dans ce contexte où le numérique est roi, il est crucial pour les États d’enseigner la science numérique comme sont inculquées la langue maternelle et les mathématiques. La discipline « Informatique et sciences du numérique » fait en France l’objet d’une simple option en classe de Terminale scientifique depuis la rentrée 2012. Espérons qu’il s’agit du début d’une généralisation salvatrice pour l’ensemble des étudiants et au-delà. Car dans le même temps les États-Unis ont lancé via la DARPA le développement d’une communauté d’apprentis codeurs de 13-18 ans…
Un État réunit trois conditions : un territoire, un système de gouvernement, une population. Dans sa traduction numérique, le territoire correspond aux infrastructures physiques, le système de gouvernement aux instances de gouvernance et de régulation, et la population aux internautes. Internet étant un réseau sans frontière, la transposition serait valable dans le cadre d’une société des nations numériques. Les internautes désigneraient des représentants dans les instances de gouvernance ad hoc. Il resterait à imaginer une articulation entre les internautes et ces instances mais cette régulation serait de nature à réduire le rôle du politique. En tout état de cause, la volonté d’États autoritaires de limiter les libertés des internautes, de les surveiller et d’influer sur la gouvernance d’Internet, comme nous l’avons observé lors du WCIT-12 à Dubaï en décembre 2012, n’est pas acceptable. Pour autant, il s’agit d’une question de choix avec un juste équilibre à trouver entre le pouvoir des internautes, des entreprises et, des États, en assurant une représentativité équitable. Avec le Cinquième pouvoir que représente Internet, on pourrait tenter de transposer le principe de séparation des pouvoirs décrit par Montesquieu dans De l’esprit des lois. Cela se traduirait par trois acteurs régulant Internet à l’échelle planétaire avec une transparence de ces organes de gouvernance internationale :
– un parlement légitime, élu et représentatif, chargé de voter les « lois » ;
– un Conseil de gouvernance chargé de l’exécutif, de la collecte de l’impôt et de définir les termes de la redistribution ;
– un tribunal pour régler les conflits, composé d’instances représentatives des États et de représentants des internautes considérant qu’une personne a une double appartenance, citoyen d’un pays et internaute.
Du fait de fortes divergences culturelles, juridiques, économiques et politiques, ceci relève à l’heure actuelle d’une vision utopique. Mais nous devons nous préparer à plus grand. Après l’écriture, l’imprimerie, Internet qui constituent autant de changement d’échelle pour notre mémoire et nos données, à une alliance plus intime entre les objets connectés et nous-mêmes. Et faire en sorte que le plus grand ne soit pas le pire.
(1) On devrait s’orienter vers une « Commission européenne de l’informatique et des libertés », une sorte de « CNIL des CNIL ». En effet reprenant une proposition de la Commissaire européenne à la justice et aux droits fondamentaux, Viviane Reding, le Parlement européen a présenté le 8 janvier 2013 un rapport préliminaire sur la réforme de la directive européenne pour la protection des données personnelles. Ce rapport recommande la création d’une autorité européenne indépendante sur le modèle de la CNIL. Il réaffirme l’application des lois européennes aux entreprises étrangères notamment américaines investissant le marché européen.
(2) Cf. GADENNE Emmanuel, Guide pratique du Quantified Self. Mieux gérer sa vie, sa santé, sa productivité, FYP, 2012.
(3) La possibilité d’imprimer des armes par exemple pourrait inciter certains acteurs publics à accroître les mesures de contrôle des échanges d’information sur Internet (cf. The Next Battle for Internet Freedom Could Be Over 3D Printing, TechCrunch, 26 août 2012
1 Commentaire
Je suis étudiant en RD Congo et je travaille sur un sujet de mémoire en dernière année faculte de droit dont l’intitulé est: « Convention de Budapest sur la cybercriminalié; perspective de loi et procédure en RDC » . Et votre livre m’intéresse vraiment.