3 questions à … Yves Lasfargue

Interview de Yves Lasfargue

1. Vous avez inventé le concept d’ergostressie (mesure de la charge de travail dans la société de l’information). Quels sont, selon vous, les avantages du télétravail et des nouveaux outils communicants (de type Blackberry) et quelles tensions génèrent-ils ?
Pour un salarié, choisir ses horaires de travail et avoir la possibilité de diminuer ses temps de déplacements professionnels sont les deux plus importants avantages apportés par le télétravail.

Mais les risques sont nombreux si ne sont pas négociés les points principaux de tout contrat de travail salarié, le temps et la charge. Si la durée de la « plage de disponibilité » temps pendant lequel le salarié doit pouvoir être contacté par l’entreprise est trop longue, ou mal définie, la possibilité de souplesse dans les horaires de travail disparaît. Plus on utilisera des outils communicants à distance, en particulier la messagerie « push »; plus ce risque croîtra avec la possibilité de contacts permanents en tous lieux et à toute heure. Le télétravailleur doit pouvoir disposer, comme les autres travailleurs quand ils quittent leurs lieux de travail, du « droit à la déconnexion ».

D’autre part, si la charge de travail est mal calculée, le temps réel de travail risque d’être trop important, et l’interpénétration vie professionnelle/ vie privée se fera au détriment du salarié et ses proches. C’est pourquoi, je crois qu’il faut inventer au plus vite des outils de mesure de la charge de travail dans la société de l’information. C’est pour cela que je propose la mesure du niveau d’ergostressie ; nouvel indicateur qui permet d’évaluer le niveau de charge de travail ressentie, en prenant en compte la fatigue physique, la fatigue mentale, le stress, le plaisir et l’analyse de la répartition des différents temps d’activité.

2. Quelles mesures en amont préconiseriez-vous pour réduire les aberrations technologiques ?

Pour réduire les absurdités technologiques, la mesure la plus importante est de permettre au plus grand nombre d’hommes et aux femmes d’être lucides sur les possibilités et les limites de ces technologies. Il ne faut pas essayer de leur fait croire que les TIC apportent tout à la fois gain de temps, amélioration des conditions de travail, création d’emplois, liberté, resserrement des liens sociaux, renouveau de la démocratie … et société du savoir et de la connaissance. Comme Internet, le téléphone mobile et toutes les nouvelles technologies d’informations et de communication sont des outils très séduisants, ils ont déjà été source d’illusions financières qui ont été la principale cause de la bulle boursière en 2000. Mais aujourd’hui les TIC sont de plus en plus sources d’illusions culturelles et sociales, qui, si nous n’y prenons garde, risquent de provoquer l’éclatement de la bulle sociale Internet, qui serait aussi dramatique sur les plans économique et humains que l’éclatement de la bulle boursière.

3. Que conseillerez-vous pour qu’un plus large nombre de citoyens ne soient pas exclus de la révolution numérique ?

Si l’on veut lutter contre les exclusions il faut refuser la frénésie technologique prônée par les discours de la cyber secte. Ce discours tente de faire croire qu’il nous faut obligatoirement passer le plus vite possible, sous peine de « retard », de la société de l’information à la société numérique. La société du « tout numérique »serait la société idéale vers laquelle il nous faut tendre. Or, les données numérisées, même si leur volume croît en permanence, ne représenteront toujours qu’une très faible partie des informations échangées entre les hommes.

Tous les métiers, toutes les activités n’ont pas besoin de traiter des informations numérisées à distance pour être efficaces. Sous prétexte de les qualifier, il ne faut pas « sur technologiser » certains métiers. La qualification des métiers est plus liée au statut, à la rémunération, à la formation qu’à la maîtrise des technologies numériques. Cela est vrai notamment pour de nombreux métiers de services à la personne. C’est pourquoi il faut oser continuer à créer des métiers « hypotechnologiques » quand cela est possible.

Tous les hommes, toutes les femmes ne peuvent être à l’aise dans le traitement d’informations numérisées à distance, notamment dans le traitement des informations écrites. C’est pourquoi plutôt que de chercher à réduire la fracture numérique en distribuant des matériels et des logiciels gratuits et en essayant de rendre obligatoire la maîtrise de ces outils, il faut multiplier les canaux d’informations. Comme le fait le secteur bancaire, il faut que l’on puisse avoir accès à toute information par des canaux diversifiés adaptés aux besoins et capacités de toutes et tous : guichets, courrier postal, téléphone, audiotel, messagerie vocale et écrite, SMS, télévision, distributeur de billets, guichets automatiques, messagerie électronique, Internet, … Il ne faut pas adapter les hommes aux systèmes de communication, base de nombreuses actions ayant pour but de « réduire la fracture numérique », mais adapter les systèmes à l’homme, base du multicanalisme.

18 décembre 2006

Yves Lasfargue est auteur de « Halte aux absurdités technologiques » – Les Editions d’Organisation – 2003 et du « Kit 2005 de mesure de la pénibilité dans la société de l’information » téléchargeable gratuitement ICI.


Chercheur et consultant, directeur de l’OBERGO (OBservatoire des conditions de travail et de de l’ERGOstressie).

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