1. Vous êtes l’inventeur des concepts qui ont été repris pour Internet, notamment le datagramme et la commutation de paquet avec le protocole TCP/IP. Quelles ont été vos satisfactions lors de la conduite du projet Cyclades ? Comment expliquer le choix français d’X.25 et du Minitel ? Est-ce qu’aujourd’hui, la recherche européenne peut peser face aux Etats-Unis pour les applications futures d’Internet ?
Avcc mon équipe j’ai produit le premier réseau de datagrammes et un protocole d’utilisation antérieur à TCP/IP, et qui a été à la base d’une norme OSI de l’ISO. Les gens de l’ARPA avaient introduit une proposition calquée sur le protocole de Cyclades avec une variante, la possibilité de fragmenter les paquets en cours de route. TCP/IP est devenu le standard de fait ; c’est dû au marché. Pendant 10 ans les datagrammes ont été considérés comme de la sorcellerie en Europe car contraires à ce que les PTT voulaient faire adopter, c’est-à-dire X.25. Aux Etats Unis des variantes sur mini-ordinateurs ont été développées, par exemple le PDP de DEC. Ce fut un puissant vecteur pour propager TCP/IP. Ensuite vinrent les réseaux locaux avec Ethernet et les PC. La politique des télécoms en Europe, et particulièrement en France, s’opposait aux datagrammes donc aussi à Ethernet. Cela aurait pu fonctionner si le marché n’avait pas changé. X.25 aurait pu être adopté à long terme. Or le marché a évolué, les sociétés et les utilisateurs ont délaissé les gros ordinateurs au profit des mini-ordinateurs. Par ailleurs les constructeurs avaient développé des réseaux propriétaires, SNA chez IBM, DSA chez Bull, etc. L’avenir était à l’interopérabilité entre réseaux et non aux systèmes propriétaires. Sur le marché se trouvaient TCP/IP et Unix. Par défaut TCP/IP est devenu un standard de fait mais pas international. Les constructeurs ont alors réaffecté leurs ingénieurs de la normalisation au support technique et le modèle OSI de l’ISO a été délaissé. Ainsi le champ a été libre pour TCP/IP.
Quant au minitel, c’était un projet indépendant, qui aurait pu fonctionner aussi bien sur un réseau de datagrammes. Mais le CCITT ayant normalisé des protocoles d’accès spécifiques de X.25, il n’y avait pas d’autre choix.
Cyclades a été développé en France avec des idées venant d’Arpanet, mais avec les datagrammes, et des simplifications, etc. Il a été implanté symboliquement en Italie, à l’agence spatiale européenne et des démonstrations d’interconnexions avec des réseaux au Royaume-Uni, au Canada, etc. avaient été faites. Les idées étaient bonnes, la délégation à l’informatique soutenait le projet, mais la France changea de politique en 1974 avec l’arrivée de Giscard d’Estaing au pouvoir : l’IRIA est devenu l’INRIA, le consortium Unidata a été supprimé, etc. Cela se traduisit en France par la fin d’une politique pour les réseaux. En Europe pourtant beaucoup de compétence a été développée avec de nombreuses publications scientifiques.
Aujourd’hui, il n’existe plus vraiment de recherche en architectue de réseau. Celle-ci a été effectuée dans les années 1970/1980. Depuis ce sont des recherches de constituants ou de technologies : compression haut débit, reconnaissance vocale, sécurité, mobilité, qualité de service, etc. Nous n’avons plus de recherche sur la partie réseau qui est figée, à l’exception des réseaux entièrement mobiles. On assiste néanmoins à une multiplicité d’inventions, à un bouillonnement d’idées. Google est un bon exemple. Une pléthore de petites sociétés proposent de nouvelles idées. Ce qui marche est une question de timing, de maturité du concept et de dynamique commerciale. Cela reste difficile à prévoir. Un développement non orienté se produit, c’est un peu darwinien, avec une recherche dans des domaines plus pointus : aide au marketing, analyse de profils, recherche sur le traitement de l’information, sur les réseaux radios qui apportent la faculté d’accéder avec un mobile à un point qui lui est fixe, l’itinérance, etc.
2. Comment qualifieriez-vous la gouvernance d’Internet aujourd’hui ? Quels sont les acteurs majeurs ? Le FGI est-il plus légitime que l’ICANN ?
La gouvernance aujourd’hui est un terme flou où chacun met ce qu’il veut. Une définition a toutefois été donnée en 2005 lors du Sommet Mondial de la Société de l’Information (SMSI). Tout dépend comment les gens l’interprètent. Aujourd’hui la gouvernance est ce que fait l’ICANN, un agglomérat de fonctions. Au départ, il s’agissait de faire payer des noms de domaines, qui ne coûtent rien, pour alimenter toute la chaîne de distribution : registres, registreurs, et bien sûr l’ICANN. Cela génère un budget qui doit dépasser celui de l’UIT-T (normalisation) ! Soit 50 millions de dollars par an pour une partie technique minime (enregistrer les noms de domaine, pondre des papiers). Cette partie technique, peu compliquée, est banale. La principale fonction de l’ICANN est la collecte d’argent et son utilisation pour l’extension de son influence. L’ICANN est juridiquement une société privée de droit californien, mandatée par le département du commerce des Etats-Unis. Elle a été imposée, sans légitimité internationale.
Le Forum pour la gouvernance d’Internet (FGI) ne se place pas au même niveau que l’ICANN. C’est un lieu d’échanges d’idées mandaté par les Nations Unies dans la dernière déclaration du SMSI en 2005. Le gouvernement américain et ses alliés (Australie, Canada, Israël, Japon, Nouvelle Zélande), ainsi que tous leurs lobbys, et certains gouvernements de l’Union européenne étaient contre. Un an après, nous avons eu un retournement de veste avec des louanges unanimes pour le FGI, car finalement il est devenu le Davos de l’internet. Il n’a pas le droit de faire des recommandations, n’a pas de membres et n’a qu’un secrétariat squelettique et pas de budget. Le mandat qui lui a été fixé par le SMSI n’est nullement respecté. Il se réunit annuellement en des points exotiques de la planète. La dernière réunion s’est tenue en décembre 2008 à Hyderabad, future ville technologique de l’Inde, qui va concurrencer Bangalore. Ces voyages coûtent très cher aux participants et en conséquence excluent le tiers monde et les personnalités non financées de la société civile. L’idée fait son chemin de créer des FGI régionaux, plus ciblés sur des problèmes spécifiques.
À présent, sous l’impulsion de la Chine, les gouvernements des pays non occidentaux tentent d’affirmer leur rôle. La Chine a mis en place sa propre gouvernance, et n’a pas de comptes à rendre à l’ICANN. Ce modèle va probablement faire école. Les pays émergents qui souvent ont une politique dirigiste ont compris qu’Internet était fondamental pour leur développement et aimeraient bien s’en assurer le contrôle. Ils sont très attachés à l’usage de leurs langues. Ils n’ont pas toujours beaucoup de moyens mais une bonne compréhension des enjeux. Les questions sur la vie privée ou la protection des données ne sont, il est vrai, pas d’actualité. La gouvernance va se transférer graduellement vers des gouvernements, ou des institutions que les gouvernements vont mettre en place. La gouvernance est dans une situation instable et il est difficile de prévoir ce qu’elle sera dans 2 ou 3 ans. Cette absence de visibilité éloigne aussi les industriels.
Maintenant les sociétés commencent à se rendre compte qu’avec l’ICANN, il n’y a pas de vision sur le futur, mais une dépendance de la façon dont le vent tourne à Washington et aux Etats-Unis. Compte tenu des contraintes imposées par l’ICANN, les entreprises se demandent comment elles vont être gérées ou digérées. Le coût des noms de domaine et les règles de leur distribution sont des enjeux de pouvoir, comme le sont également l’annuaire (DNS) et les adresses IP. Il est nécessaire d’être à un niveau où se prennent les décisions. Exception faite de la Chine, aucun gouvernement n’a de pouvoir sauf les Etats-Unis. Mais lorsque Alcatel, Orange, Renault, Safran et d’autres auront envie que cela change, ils iront voir le gouvernement français.
3. Comment promouvoir le plurilinguisme dans Internet face à l’omnipotence de la langue anglaise ? Que pensez-vous de l’émergence des puissances comme l’Inde et la Chine dans la gouvernance d’Internet ?
Internet ne fait que refléter ce qui se passe au niveau du monde. Dans les instances internationales, l’anglais domine mais des traducteurs sont disponibles pour les séances plénières, les papiers ne sont pas traduits dans toutes les langues. Dans le domaine de la culture, ou de la cuisine, on conserve l’utilisation de sa langue. On va retrouver dans Internet une bonne centaine de langues qui vont s’installer et les internautes produiront du contenu. Ce qui est difficile à prévoir est l’interopérabilité entre les langues. Comment peut-on amener les gens à se comprendre quand ils n’ont pas la même langue ? Il existe des techniques avec des mots clés. On peut bien se débrouiller avec 500 à 2 000 mots. Utiliser des vocabulaires réduits apporte un minimun de compréhension mais heurte les puristes. Ceci permet de compenser l’absence de langue commune. La traduction automatique est devenue à la mode avec des recherches au niveau linguistique pour tenter d’améliorer la traduction pour qu’elle devienne progressivement instantanée. Lorsqu’un intervenant s’exprime dans un micro, chacun peut entendre la langue qu’il souhaite. Ce n’est certes pas aussi bon que les traducteurs, c’est à l’image de la restauration où l’on a les bonnes tables et les Mac Do. La traduction automatique est à peu près acceptable si les locuteurs font des phrases simples. Nous avons également la possibilité de poser une question de façon interactive, « .. qu’entendez-vous par ceci ou cela ? ». On économisera sur les frais de traduction et d’interprètes et on aura plus d’échanges avec les personnes qui ne possèdent pas la même langue. C’est un travail de longue haleine.
Aujourd’hui, vis-à-vis de la Chine, on est au stade du grand méchant loup. C’est la version moderne ou la résurgence du péril jaune. Grâce à la masse de sa population, certains estiment que dans quelques années, ce sera la Chine qui fera la loi. Les Chinois vont très vite comprendre que dominer le monde de façon autoritaire ne sera pas la meilleure approche. Ils n’ont pas intérêt à couler les Etats-Unis car leurs avoirs s’écrouleraient aussi. Il leur faudra trouver des compromis avec d’autres pays, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’auront pas d’ambition hégémonique, laquelle ne sera pas limitée à l’Internet mais visera aussi l’industrie, la finance et la recherche. Il faudra faire avec, comme l’Europe l’a fait avec les Etats-Unis. Apprendre le chinois pour parler avec eux sera un atout car beaucoup ne sont pas anglophones. Il existe un déficit linguistique de ce côté et parallèlement un plus grand nombre de gens apprennent déjà le chinois. L’Inde pour sa part est une démocratie. Moins autoritaire, elle a une certaine tradition de subsidiarité, différentes religions, l’existence d’Etats, une profusion de langues. Pour elle, le problème est la diversité linguistique et la coopération entre les différentes parties du pays. Sa porte de sortie est l’anglais, langue commune de l’élite, que les indiens doivent apprendre pour monter dans l’échelle sociale. L’Inde va devenir une forte puissance anglophone en compétition avec la Chine avec des mentalités différentes. Elle dispose en outre et tout comme la Chine d’une forte diaspora qui lui assure des têtes de pont dans un grand nombre de pays.
24 décembre 2008
Louis Pouzin est l’inventeur du datagramme et le concepteur du premier réseau à commutation de paquets, le projet Cyclades, dont certains concepts ont été repris par Internet. Il préside le conseil d’administration du NLIC (Native Language Internet Consortium) et est en charge du développement à l’association Eurolinc, dont l’objectif est de promouvoir le multilinguisme dans l’Internet.
2 pings
[…] Voir également les biographies de quelques membres d’Eurolinc dont Louis Pouzin. […]
[…] à la Google (AdWords), de nature à engranger des profits (voir à ce sujet l’opinion de Louis Pouzin). En outre, les extensions de noms de domaine génériques (par exemple .sport) seront vendues aux […]