1. Pourriez-vous revenir sur les étapes marquantes à travers votre parcours qui vous permettent d’avoir un jugement critique sur la politique informatique puis numérique de la France (avec les conséquences du plan Marshall, le rôle d’IBM, X.25 vs TCP/IP) ? En quoi nous sommes devenus dépendants des Etats-Unis et pas seulement lors de la période récente avec les GAFA mais depuis l’après-guerre ?
Grâce au travail des historiens et l’ouverture des archives, nous finirons par savoir ce qu’il s’est réellement passé. Le constat est qu’en Europe les constructeurs d’ordinateurs sont morts dans les années 1980, ou laissés pour morts. Il n’y a pas eu de véritables grands éditeurs de logiciels, si ce n’est quelques exceptions… Une signature, en quelque sorte, des manipulateurs précautionneux qui ménagent toujours « l’exception qui confirme la règle ».
Ce que nous savons, c’est que les accords Blum-Byrnes ont entravé notre industrie du numérique. Personnellement, je m’en suis rendu compte à travers différents évènements. Par exemple, un beau matin, chez Le Particulier, un des « serveurs de service minitel » expérimental (on dirait site minitel aujourd’hui) : son ordinateur IBM ne se connecte plus au réseau Télétel. Il s’avère qu’IBM a changé un bit dans le protocole qui rend cette connexion possible. Ce changement est en réalité un message de mise en garde : les minitels sont connectés en majorité à des ordinateurs sous contrôle des USA. Pour pouvoir poursuivre nos développements, nous devons répondre à des exigences permettant aux USA de préparer le grand réseau mondial qu’est devenu Internet.
Peu de temps après, une partie de mon équipe qui travaille sur le projet TÉLÉTEL part avec femmes et enfants à New York dans une agence commune à France Télécom et IBM destinée à commercialiser le minitel dans le reste du monde.
Bien entendu, la lutte des normes a été vive, pas seulement dans les couches réseau, mais aussi applicatives. Mais ce qui m’a le plus impressionné, c’est la différence entre l’esprit du réseau Télétel et celui d’Internet. Le premier est d’inspiration étatique au service du citoyen et de la vie économique. Il est protecteur jusqu’à en devenir normalisateur. L’autre est d’inspiration mondialiste, fait pour conquérir et influencer… au point de devenir standardisateur.
Les USA se sont donnés comme impératif de conquérir le monde en 5 ans. Nous avons mis 10 ans pour installer le minitel dans notre vie sociale et économique. Cette précipitation a entraîné la bulle Internet. Le minitel n’a pas fait de bulle, mais il n’a pas fait d’hyper-riche. Les USA savent marketer leur technologie. Nous savons fiabiliser la nôtre. Nous avons gagné la première manche du numérique, ils ont gagné la seconde. Voici la 3ème : tout est possible si nous savons tirer les enseignements des épisodes précédents.
2. En tant que futurologue, quels signaux faibles vous permettent de prévoir un monde numérique multipolaire à l’horizon 2050 et non un combat Etats-Unis-Chine qui a déjà commencé ? Pour alimenter le débat d’idées quels seraient les axes que la France pourrait développer ?
La sédentarisation de nos aînés a nécessité de nombreuses adaptations, par exemple dans leur système immunitaire et dans leur système relationnel. En particulier, ils ont inventé la propriété qui pose encore aujourd’hui des problèmes…
À présent, nous entrons dans l’ère du numérique. Nous faisons un constat de même nature et nous voyons que le modèle dans sa version actuelle est loin d’être un enchantement. Les GAFA et les BATX constituent la version zéro du numérique. Passé le temps de l’émerveillement, la confiance se dissipe face à la montée du populisme entretenue à travers les réseaux sociaux, mais aussi face au démantèlement des commerces en centre-ville ou encore de l’hypercomplexité des relations sans contacts interpersonnels… etc.
Les aspects environnementaux complètent cette méfiance en raison de la course effrénée aux puissances de calcul et au stockage de données. Changer de téléphone sans cesse ne nous amuse plus… etc.
Une autre numérisation doit être possible. Cette intuition s’intensifie en Europe, le berceau du peer-to-peer et de l’open source. L’Europe est également le berceau de la démocratie, des droits de l’Homme ou encre du pacte social. Ses aspirations culturelles et technologiques la guident vers une autre architecture basée sur une autre philosophie : les grandes plateformes actuelles sont centralisatrices et donc à la fois dangereuses et vulnérables. L’idée qui émerge consiste, au contraire, à aller vers une architecture distribuée, donc plus difficile à attaquer tout en étant plus économe en ressources.
La nature préfère les structures en rhizomes, favorable à la vie et à la diversification permanente : elle est bonne conseillère !
3. Vous suivez les travaux de l’association French Road qui a fêté sa première bougie. On voit que le modèle estonien en matière d’e-administration constitue une référence, qu’Israël est la start-up nation. Quel modèle de société numérique pour la France – entre tradition par rapport à notre histoire et modernité car contrairement aux Etats-Unis nous n’avons pas 250 années d’existence et ne sommes pas uniquement tournés vers un futur supposé meilleur ?
Nous échangeons beaucoup avec French Road car je suis la présidente de l’atelier Etat Plateforme du Forum Atena. Notre vocation est de réfléchir aux changements induits par le numérique dans notre vie sociale et économique. X-Road est un modèle qui fait sa preuve en Estonie. Il a été conçu pour 1,3 million d’habitants en partant de zéro en matière d’institutions. Nous n’avons pas la même échelle ni la même souplesse institutionnelle. Notre population n’a pas le même vécu que les Estoniens. Les citoyens ne se méfient pas des mêmes choses.
La France peut prendre des initiatives, mais il est préférable qu’elle pense Europe. L’Europe, par son passé récent, développe une forme de gouvernance de plus en plus coopérative. Elle devrait se diriger vers une organisation fractale. L’architecture X-Road s’y prête assez bien et présente l’avantage d’être souple et économique. Elle présente aussi des faiblesses. Par exemple, face à l’arrivée inopinée d’un dictateur, elle peut potentiellement retourner sa spécificité.
Le défi est nettement moins technologique qu’institutionnel et sociétal. C’est ce à quoi nous travaillons au
Forum Atena.
En effet, même si le modèle X-road est conçu pour empêcher un dictateur de détourner à son profit le système et même si la population est éduquée pour être vigilante, nous avons à travers des exemples historiques que les systèmes ne sont que des systèmes : ils ne se révoltent pas lorsqu’ils sont détournés… travailler sur une distribution des infrastructures à travers des acteurs publics mêlés à des acteurs privés serait une piste… une piste qu’il faut examiner en cette période où les mécanismes du capitalisme née au XIXème siècle et revu au XXème nécessite des aménagements.
5 février 2019
Geneviève Bouché, est futurologue cybernéticienne et consultante en innovation. Elle a publié Changeons de civilisation.
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[…] Geneviève Bouché est architecte système, économiste et futurologue. Elle est présente dans le numérique français depuis les années 1970. En tant qu’universitaire, puis en pilotant chez France Télécom des projets majeurs dédiés au grand public. Par la suite elle a créé sa propre société. Elle est aussi très engagée dans l’associatif, dont le soutien aux start-up et la souveraineté numérique ; […]
[…] Geneviève Bouché, architecte système, économiste et futurologue, elle est présente dans le numérique français depuis les années 1970 en tant qu’universitaire, puis en pilotant à France Télécom des projets majeurs dédiés au grand public, puis en créant sa propre société. Elle est aussi très engagée dans l’associatif, dont le soutien aux start-up et la souveraineté numérique ; […]