1. Les Français ont-ils conscience de la dépendance aux GAFAM ? Quelles sont les opportunités au quotidien et les risques (vie privée, sécurité, etc.) ?
J’estime qu’une bonne moitié des Français n’ont pas vraiment conscience de leur dépendance aux GAFAM. Cela fait à peu près 10 ans que je forme aux techniques de veille et d’intelligence économique, avec dans chaque formation une bonne dose de sensibilisation aux risques de dépendance vis-à-vis des GAFAM. Chaque année, je peux tester les réactions d’environ 1 000 personnes (au travers d’une trentaine de formations et d’une dizaine de conférences annuelles). Grosso modo, je peux dire que la moitié de mon public débarque totalement. L’autre moitié se doutait qu’il y avait anguille sous roche, et que tous ces outils gratuits ne pouvaient pas être donnés sans contrepartie.
Mais le plus intéressant réside dans leurs réactions une fois que j’ai présenté tous les risques de dépendance informationnelle. Un tiers « s’en fout » (et ils le disent comme cela). Un tiers est inquiet, mais ne sais pas comment se dégafamiser. Un tiers compte réellement changer leurs habitudes.
Le problème, le drame même pourrait-on dire, est que les opportunités sont immédiates alors que les risques sont moyen-terme.
- Les opportunités sont immédiates et immenses : Il est si pratique d’utiliser l’écosystème « Tout en un » de Google avec Gmail/Gmaps/Gagenda/Gdrive/Waze, … ou les équivalents chez Apple. On y gagne en efficacité et en productivité, c’est indéniable.
- Les risques, eux, ne sont pas visibles immédiatement : On donne gratuitement des données précieuses à ces structures qui les utilisent pour nous vendre de la publicité, pour construire les prochains services et disrupter les acteurs économiques actuels qui risquent de décliner. Jusqu’à présent il n’y a pas de quoi s’effrayer. Mais le meilleur reste à venir : Ces structures savent tout de nous : nos déplacements, notre milieu socioéconomique, nos tendances politiques, notre religion, nos préférences sexuelles, nos risques de santé… À moyen terme nous allons perdre en capacité d’analyse, recul critique, perte d’identité, capacités de maîtrise de nos vies.
- On ne peut pas bien comprendre ces éléments si l’on n’a pas en tête ce que les économistes appellent les « externalités négatives ». Un exemple parmi d’autres : Google Search est actuellement le meilleur moteur de recherche au monde, c’est un fait. Nous avons tous donc individuellement avantage à l’utiliser. Mais cette utilisation planétaire fait que Google se rafle la quasi intégralité du marché de la publicité en ligne (sur les moteurs). Google devient alors en situation monopolistique. Et l’on sait que tous les monopoles sont dangereux. Conclusion : notre liberté individuelle d’utiliser le meilleur moteur va à l’encontre de notre liberté de pouvoir utiliser différents moteurs ! Nous créons notre propre pénurie et dépendance.
Les effets négatifs de nos choix paresseux porteront malheureusement sur les prochaines générations. En fait, nous vivons à crédit numérique ! Nous risquons d’avoir des enfants en liberté surveillée, à l’image du système de crédit social en Chine.
2. Quelles sont selon vous les clés d’une souveraineté numérique pour la France d’une part et pour l’Europe de l’autre ? Ne serait-il pas plus pertinent de mettre l’accélérateur sur les domaines numériques où la France est bien positionnée ?
Pour retrouver une souveraineté pleine et entière, il faut que l’Europe se repositionne sur tous les segments (couches) de l’informatique : fabriquer le matériel, les premières couches logicielles (équivalent du BIOS), un système d’exploitation PC/tablette/mobile, un navigateur, un moteur de recherche, des applications, le cloud, l’intelligence artificielle, l’ordinateur quantique… On pourra bien sûr objecter que c’est impossible, que c’est trop tard, que cela coûte trop cher. Sans doute, mais ne rien tenter sous prétexte de défaitisme serait criminel.
Au-delà de cette liste idéale, on peut bien sûr se concentrer sur nos points forts. Par exemple, la France passe pour avoir de bons chercheurs en intelligence artificielle, et notre système de santé centralisé fait que nous avons accès à une masse de données unifiée de grande qualité. Il serait logique de commencer par s’appuyer sur nos points forts.
Par contre, je ne vois pas de sursaut du politique. À mes yeux le rebond viendra d’une population suffisamment informée des risques et chances du numérique. Si tout le monde avait un bon niveau d’information, le grand public utiliserait forcément Firefox, Qwant, Signal, Protonmail, un VPN et d’autres éléments pour se protéger. La situation actuelle résulte d’un manque de connaissances. Nous sommes dans le Moyen-Age du numérique avec des seigneurs qui se sont accaparés le pouvoir. Mais cela ne va pas durer éternellement. Après la royauté et ses abus, la démocratie. Mon livre « Maîtrisez internet … avant qu’internet ne vous maîtrise » est un appel à la prise de la Bastille des GAFAM et à la séparation des pouvoirs numériques. Nous allons sans conteste connaître dans les années à venir des Diderot et Montesquieu du Net. En tout cas c’est à espérer, car la concentration des pouvoir entre quelques mains ne présage rien de bon. En tout cas à l’opposé de la pensée libertarienne des années 1970 qui a fortement contribué à créer ce magnifique outil. Pour filer la métaphore révolutionnaire, il se peut aussi que nous connaissions à un moment une forme de Terreur et Robespierre. Si vous pensez que je vais trop loin, pensez au pouvoir de propagande que Facebook a déjà acquis, et qui a contribué à faire passer le Brexit et Trump ! Peut-être que dans les années à venir, il y a aura un nouveau scandale du type Cambridge Analytica quand nous apprendrons effarés que Facebook a contribué à développer le mouvement des Gilets Jaunes en France pour nuire à la volonté « réformiste » de Macron… Ainsi en brisant l’Europe (départ du Royaume-Uni), déstabilisant le leadership américain (élection d’un président médiocre), ralentissant l’économie en France… Facebook suivrait un grand dessein de casser les modes de gouvernement démocratiques pour s’imposer comme (fausse) alternative de gouvernance collective… Je dis cela en pure hypothèse évidemment. Mais nous devons rester vigilants…
3. Enfin quelles sont les articulations entre numérique et intelligence économique ? Et comment grâce au numérique, l’IE évolue-t-elle ? Et quid de l’évolution de l’IE avec l’apport de l’IA ?
On peut peut-être rappeler d’abord ce qu’est l’Intelligence Economique (IE) : il s’agit d’une discipline qui vise à optimiser la gestion des informations dans les organisations. Nous investissons trois axes : la veille, l’influence et la sécurité informationnelle. La veille vise à mettre en place les circuits pour informer au mieux les collaborateurs. L’influence vise à optimiser la diffusion d’informations à l’extérieur de l’organisation. La sécurité vise à minimiser les pertes d’informations.
Les liens entre l’Intelligence Economique et le numérique, sont les mêmes qu’entre l’IE et la radio ou la presse. C’est-à-dire que l’IE utilise le numérique comme un outil. Outil qui est en même temps une source d’informations, moyen de diffusion, d’analyse, et de sécurisation.
Ceci étant dit, le domaine de l’IE a particulièrement investi le numérique, notamment sur les aspects « recherche et veille ». Ainsi les professionnels de l’IE utilisent au maximum de les capacités des moteurs de recherche : Utilisation des opérateurs de recherche avancés (par exemple intitle: filetype: site: qui fonctionnement peu ou prou avec Google, Bing ou Qwant), maîtrise des différents moteurs de recherche, création de moteur de recherche personnalisé, création et filtrage de flux RSS, et même … fouille du web invisible et du darkweb ! J’organise sur Paris le 28 février, au Club IES, une conférence sur la veille dans le Darkweb avec une solution mise en place par Digimind avec son partenaire Aleph. Les lecteurs de cet article sont les bienvenus (lien d’inscription sur inter-ligere.fr). Néanmoins, notre boite à outils comprend aussi la maîtrise du « réseau humain » et son cortège de notions de psychologie et de sociologie.
Pour finir, les plateformes de veille professionnelles s’intéressent -comme tout le monde- à Intelligence Artificielle. Attention, nous n’avons pas les moyens de construire Big Blue. Le marché des plateformes de veille pèse 30 millions d’euros en France. C’est un petit marché. Mais les acteurs leaders travaillent à intégrer des briques intelligentes dans leurs outils.
21 janvier 2019
Jérôme Bondu, est Président-fondateur du cabinet de conseil en Intelligence Economique inter-ligere.fr, auteur de « Maîtrisez internet… avant qu’internet ne vous maîtrise ! »
1 Commentaire
Excellente analyse que je partage complètement.
Merci beaucoup pour ce post qui confirme mon expérience sur la Gafamdependance 🙂