1. Quelles ont été vos réalisations les plus marquantes dans votre parcours numérique depuis Monster.fr en passant par les sites de partage de contenu vidéo tels que Webcastory ou Cafeine TV Network et quels sont les enseignements de toute cette riche expérience ? Comment jugez-vous l’écosystème de l’innovation B2B en France aujourd’hui ?
Retour après 10 ans aux Etats-Unis : la claque. J’ai revendu ma première société à Monster WorldWide, fondé Monster en France puis me suis vu offrir un poste attractif aux Etats-Unis. Un Français au contact de pros de haut niveau qui font vivre avec un incroyable dynamisme une société qui fut parmi les premières du web à être cotée au Nasdaq : ça décoiffe. On en apprend tous les jours, c’est très structurant, on devient humble tout en étant mobilisé adéquatement : leur gestion RH, surtout dans cette phase d’euphorie (avant la seconde bulle), relève de la magie. Un mouvement et un engagement très forts galvanisent les équipes. J’ai cru pouvoir retrouver cette magie de retour à Paris. J’avais le mal du pays, besoin de renouer avec ma famille, retrouver mes marques, c’est pour ces raisons que je suis revenu, mais j’aurai longtemps la nostalgie de cette ambiance roborative au travail. Surtout, le premier choc culturel en rentrant c’est celui de la frilosité : pas celle que l’on croît, je ne parle pas de frilosité entrepreneuriale, les Français sont de fantastiques créateurs. Je parle de frilosité dans l’engagement aux côtés d’autrui. Les anglo-saxons respirent littéralement l’engagement et savent généreusement encourager tout ce qui est emballant, visionnaire. Ils savent spontanément valoriser la prise de risque, l’essai, et même admirer ceux qui ont su admettre un échec pour apprendre et mieux rebondir. J’ai donc pris de mauvaises habitudes pendant mes 10 ans là-bas ! Et je me suis attendu à me sentir entouré de cette même atmosphère en rentrant – j’étais encore jeune et je n’avais aucun recul sur ce qu’on peut appeler un « cultural gap ». Je comprends maintenant pourquoi certains de mes coreligionnaires d’HEC (au premier rang desquels un Loïc Lemeur, mais il n’est pas le seul) sont restés aux Etats-Unis : parce qu’un France, même si l’on s’agite beaucoup autour des start-up, on n’a pas encore fait exploser ce subtil plafond de verre qu’est la suspicion qui entoure l’entrepreneur, et tous les freins d’ordre fiscal, parfois décourageants. Il y a donc des projets numériques dont l’histoire récente (ces 10 dernières années dirais-je) nous enseignent cette réalité fort simple : qu’il est aussi absurde de les lancer à Paris que de tenter de faire de Roubaix la capitale internationale de la mode. Je ne parle pas que pour moi : tout entrepreneur rêvant au prochain réseau social, à la prochaine plateforme numérique de portée universelle multipliera ses chances de réussite en démarrant aux Etats-Unis.
Pour une licorne exceptionnelle qui a su s’installer avec brio – je pense bien sûr à Blablacar – il y a des milliers de projets qui disparaissent en moins de 3 ans. J’ai réussi pour ma part à ne pas complètement planter ma création (un réseau social collaboratif dont un exemple est techtoc.tv ou cafeine.tv), mais je me suis pris un mur et j’ai dû pivoter : cela m’a rendu beaucoup plus lucide sur les réalités et les limites de tout projet numérique lancé en France. De deux choses l’une : soit c’est un projet astucieusement installé dans une niche, soit il doit réussir à séduire des investisseurs de portée européenne / mondiale après quelques exercices très encourageants et une vision propice aux effets de traction et de rapide montée en puissance. Mais ce type de succès sera toujours très rare. Il suffit de voir les percées on ne peut plus mitigées de NUMA, que j’apprécie beaucoup, mais aucune start-up d’envergure n’en est sortie, malgré un entourage logistique très structurant.
Voilà pourquoi ma vision de l’écosystème de l’innovation en général en France est plutôt pessimiste : je m’en remets d’ailleurs à un rapport remis l’an dernier par l’économiste Thomas Piketty, qui après avoir refusé une légion d’honneur en 2015 a eu le courage de reprocher au gouvernement, affirmant ainsi tout haut ce que personne n’a le cran de reconnaître, que notre écosystème de start-up et son animation relèvent plutôt de la cosmétique et du message politique creux. Il a souligné que la France était catastrophiquement en retard sur l’encouragement à l’entrepreneuriat, et devait procéder à de profondes transformations structurelles et notamment fiscales pour y arriver.
À titre personnel, je m’intéresse beaucoup à l’enjeu géopolitique sous-jacent (et qui devrait conditionner une révision profonde de nos stratégies de politique économique en relation avec le numérique). Sur mon plateau webTV, nous avons été les premiers à avoir donné une visibilité essentielle à un français méconnu, monsieur Louis Pouzin, qui est l’inventeur du datagramme, et sans qui le protocole TCP/IP n’aurait peut-être pas existé de si tôt. Par nos commentaires ironiques, nous avons tellement fait honte au gouvernement, qui a vu notre plateau rappelant que la Reine d’Angleterre avait elle-même déjà reconnu, compensé et reçu à plusieurs reprises Monsieur Pouzin, qu’une semaine après notre talk il était invité à l’Élysée (authentique), voici pour info le sujet : Géopolitique de l’Internet et conquête de la souveraineté numérique (Avec Louis Pouzin, inventeur du datagramme (qui a permis la fondation d’Internet) et cofondateur de Open Root, et Pierre Bellanger (fondateur de Skyrock, ayant conceptualisé la « souveraineté numérique ») enregistré le 11 novembre 2015.
Pour conclure, je dirais que l’innovation dans l’écosystème B2B est une réponse intime et très subjective à cette impression générale de blocage : je me concentre sur cet écosystème car il me donne plus de traction, d’aspérités : j’agis là concrètement, comme entrepreneur, sur le réel, je m’y sens plus à l’aise car le reste me semble cadrer avec l’expression : « beaucoup d’appelés, peu d’élus ». L’écosystème de l’innovation en B2B est plus propice à une création de valeur affranchie des conditions de réussite d’un projet à vocation universelle et grand public. Dans le B2B, nous parvenons à valoriser l’apport de chercheurs et d’intellectuels plus rapidement, sans filtre, et là je pense que la France a une carte essentielle à continuer d’actionner.
2. Pourquoi la transformation digitale n’est pas simplement technique mais humaine et organisationnelle de votre point de vue ? Et en quoi la transformation digitale des forces de vente est cruciale dans ce processus ? Pourquoi mérite-t-elle une vigilance et un accompagnement/coaching spécifique ?
Déjà, il nous fait encore surmonter de subtiles barrières culturelles : au premier rang desquelles notre inavouable mépris des forces de vente. La faute à une tradition culturelle très enracinée ? C’est bien Thomas D’Aquin qui disait que « dans tout acte de vente, il y a un fond de malhonnêteté ». L’image déplorable du vendeur remonte peut-être bien aux Dieux de l’Olympe, Mercure était le Dieu des Vendeurs mais aussi… le Dieu des voleurs.
Or aujourd’hui nous devons dépasser ces a priori qui se traduisent dans trop d’organisations : divers baromètres mesurent régulièrement le niveau de désengagement des forces de vente. Dans mes missions actuelles, je constate des résistance presque rageuses de la part de responsables de Business Units dans de très grandes entreprises qui ne souhaitent pas obtempérer en se mettant à LinkedIn, et résistent de façon générale au changement vers le numérique, qui semble les condamner à l’obsolescence. Mais toute cette résistance est évidemment issue d’un très mauvais monitoring : on fouette les force de vente sur leurs résultats, on résume leur incentive à des questions de marge et de bonus. Or plus que jamais il faut réinventer l’expérience Clients et offrir aux vendeurs, et même aux marketeurs, c’est mon postulat, des parcours de formation et d’accompagnement leur permettant d’adhérer aux nouveaux codes comportementaux et déontologiques de la vente à l’ère digitale.
Or le tort des entreprises aujourd’hui c’est de considérer la transformation numérique comme un projet IT : voilà pourquoi les derniers baromètres Accenture pointent une fois de plus le retard inquiétant de la France dans sa capacité à retirer de la valeur de cette transformation. Parce qu’on a tendance à négliger les dimensions RH et culturelles de ces changements dont la nécessité et l’urgence relèvent de la survie. Un rapport de la Caisse des dépôts de 2015 annonce qu’une entreprise sur deux cotée au CAC 40 n’y sera plus en 2020 : nous verrons bien !
Transformer la vente et le marketing nous semble un levier structurant pour l’entreprise : à vrai dire, c’est un prétexte à aborder de façon systémique les enjeux humains qui en découlent. Nous sortons volontairement du buzz word « transformation digitale » pour nous concentrer sur le workflow central de création de valeur : les méthodes de vente. Car l’environnement nous enseigne une chose centrale : c’est que les habitudes d’achats ont été radicalement bouleversées. En acceptant d’impacter ses processus de vente et sa façon de marketer son offre, l’entreprise va sortir du piège pour la pensée qu’est le réflexe solutionniste « 100 % IT », et va commencer par mettre le doigt là où ça fait mal, et là où il est le plus urgent de se remettre en question.
3. Enfin, pourriez-vous nous présenter EFFORST que vous venez de lancer et dont vous êtes le président ?
Ce qui précède est justement la raison d’être de l’association EFFORST dont je suis depuis peu le président. EFFORST, European Foundation FOR Sales Transformation, assure auprès de ses entreprises adhérentes (entreprises de toutes tailles, de la TPE à la multinationale) un accompagnement à maîtrise d’ouvrage autour de leur transformation numérique. Le comité scientifique constitué des membres dits « contributeurs » est une task force pluridisciplinaire capable de répondre aux challenges de cette transformation selon une approche systémique : en impliquant et en coordonnant les pôles-clés de l’entreprise dans la refonte de leurs processus, méthodes de vente et renouvellement de leurs modèles économiques.
24 janvier 2017
Frédéric Bascuñana a été le fondateur de Monster France après la revente de sa première start-up au groupe américain Monster Worldwide. Il a vécu aux Etats-Unis 10 ans, où il a été VP « product and content », en charge de l’innovation. Rentré en France en 2008, il a depuis été l’éditeur d’une plateforme collaborative, et il est par ailleurs spécialiste des stratégies d’influence au sein de son agence Smartnomad. C’est le fondateur de Cafeine TV Network qui a produit plus de 4 000 talkshows webTV, et c’est aussi un business angel impliqué dans les écosystèmes B2B. Il intervient aujourd’hui en sa qualité de président d’une association qui démarre fraîchement : EFFORST, European Foundation FOR Sales Transformation
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