1. Pourriez-vous nous présenter les actions de la Fing et quels éléments de prospectives trouvez-vous intéressants de souligner pour l’Internet du futur ?
La Fing a pour mission de produire et de partager des idées neuves et actionnables pour anticiper les transformations numériques.
Depuis 2000, la Fing aide les grandes entreprises et les start-ups, les territoires et les décideurs politiques, les chercheurs, les créateurs, les innovateurs sociaux… à anticiper les opportunités et les défis associés aux technologies numériques, à leurs usages et au système d’innovation qui les accompagne.
Dans ce but, la Fing structure ses actions selon 4 axes :
· La prospective : au croisement de l’innovation technique, des mutations économiques et des transformations sociales, détecter ou formuler les questions numériques qui marqueront les années à venir.
· Les « expéditions » : à partir d’une thématique de société (la ville, le vieillissement, l’habitat, la confiance, la monnaie…), explorer les nouveaux territoires d’innovation qui émergent et proposer aux acteurs des pistes d’innovation et d’action collective.
· Les projets transformateurs : engager le changement lorsque celui-ci passe par une évolution de l’écosystème. Nous travaillons ainsi sur l’ouverture des données publiques, sur la restitution aux consommateurs des données qui les concernent, et sur le présent et l’avenir des « fab labs ».
· La détection et la mise en valeur de projets innovants au plus tôt dans leur cycle, au travers des Carrefours des Possibles.
S’agissant des éléments de prospective, je vous renvoie à la publication « Questions Numériques » que nous venons de présenter. Nous y détaillons 7 scénarios de rupture :
· Posséder, c’est dépassé !
· Éducation : de l’implosion à la reconstruction
· CDI, c’est fini !
· Grosse fatigue numérique
· Vers l’industrie de proximité
· Sécessions territoriales
· Rendez-moi mes données !
2. Comment définiriez-vous la Ville 2.0 tant en termes de plates-formes de services que de participation des citoyens ? En quoi la Ville 2.0 peut-elle rapprocher les citoyens ?
La ville a obligation d’innover. Pour sa compétitivité et celle de ses entreprises, pour répondre aux nouvelles attentes des citadins, pour résoudre les tensions qui la traversent. Mais l’innovation a changé : elle est devenue plus rapide, plus intensive, plus multiforme, plus coopétitive, et les utilisateurs y jouent un rôle croissant. Elle doit s’adapter aussi aux changements de la société. L’individualisation des modes de vie implique un degré de personnalisation et de contextualisation des services hors de portée d’un acteur unique.
Tout cela représente à coup sûr un défi pour les acteurs traditionnels de la ville. Comment faire de la ville une plateforme ouverte à toutes les innovations et tous les acteurs, favorisant la mutualisation et la circulation des données et des ressources pour créer des services innovants et utiles ? Comment prendre en compte cette nouvelle implication des citoyens (avec ses limites : elle s’exprime plus aisément dans le quotidien, dans l’intervention individuelle, que dans la participation consciente à des projets collectifs) dans la conception et le fonctionnement des services urbains ?
Pour cela, il nous faut imaginer et expérimenter d’autres manières de répondre à des besoins collectifs urbains, qui s’appuient plutôt sur le partenariat, la co-création et l’innovation collaborative. Les modèles d’innovation caractéristiques d’Internet et du Web 2.0 (données mutualisées, interfaces de programmation ouvertes, intervention des utilisateurs dans la conception et la production des services…) fournissent des pistes utiles, même s’il faut bien sûr les adapter. Il faut en particulier identifier les ressources et conditions de réussites de cette ville comme plateforme : qu’est-ce qu’on peut partager, sous quelles conditions ? Quelles sont les infrastructures nécessaires, qui les exploite ? Qui les installe ? Quelles sont les conditions d’accès ? Que doit-on attendre de chacun et avec quelles contreparties ?…
Une ville comme plateforme d’innovation ouverte c’est mettre en place des dispositifs qui favorisent la floraison d’idées neuves, de projets et d’expérimentations, d’innovations de terrain : nouveaux services ou nouveaux outils à disposition des habitants, adaptation des services à des publics particuliers que les grands acteurs ne peuvent pas connaître, agencements inventifs de composants jusqu’alors disjoints, nouveaux modes d’accès et de délivrance des services… C’est aussi une ville qui donne à tous (associations, petites et grandes entreprises, acteurs publics, individus) la possibilité d’imaginer et d’innover dans des conditions claires, simples, transparentes et qui encouragent les partenariats. C’est enfin une ville ouverte aux détournements, à l’intervention active ou fortuite des utilisateurs eux-mêmes.
3. La loi « informatique et libertés » s’appelle loi « Informatique et vie privée » dans certains pays. Comment expliquez-vous cette spécificité française alors même que cette loi de 1978 a maintes fois été modifiée depuis lors ?
Parce que c’est une loi sur les libertés et pas sur la vie privée, et c’est ce qui fait sa force !
Pourquoi nos sociétés occidentales donnent-elles une telle importance à la protection de la vie privée ? S’il s’agissait juste d’une autre forme du droit de propriété, ou (comme l’ont longtemps dit les Américains, qui en reviennent) du « droit d’être laissé tranquille », on n’en ferait pas un tel plat ! En fait, la “vie privée” forme la base de départ à partir de laquelle nous pouvons aller vers les autres, en revenir et réfléchir à nos expériences, pour repartir de l’avant. La vie privée ne prend son sens que lorsqu’elle forme la base… de notre vie publique ! On ne peut pas dissocier la protection de la première, de ce qui rendra la seconde riche, diverse, créative, plaisante, efficace…
Donc, c’est quand on rabat la « liberté » sur la vie privée qu’on perd en force, pas le contraire. C’est ce qui explique pourquoi, dans mon livre « Informatique, libertés, identités« , j’explique que « la protection de la vie privée a une valeur à laquelle les individus tiennent. Mais celle-ci se mesure face à d’autres valeurs : élargir et entretenir son réseau relationnel, obtenir une reconnaissance personnelle ou professionnelle, partager ses passions, gagner du temps, accéder à des services. Quand la protection s’oppose à la projection, la protection ne gagne pas toujours. »
Du coup, il faut désormais associer à d’authentiques et nécessaires protections des données personnelles, des moyens pour que les individus gagnent en connaissance, en compétence, en conscience et en capacités d’action à partie de ces mêmes données !
Que pourrais-je accomplir, moi, si je disposais, sous une forme réellement exploitable, des informations sur mes trajets et mes communications des années passées ? Et de mes dépenses par carte bancaire, de mes requêtes auprès de mes moteurs de recherche, du détail de mes achats auprès de mon supermarché local ? Pas seulement pour contrôler ce que d’autres en font, mais pour les utiliser à mes propres fins ? Aujourd’hui nous serions fondés à nous gratter la tête : à quoi cela pourrait-il bien nous servir ? Comme, sans doute, les constructeurs informatiques des années 1970 qui ne voyaient pas quel usage les individus pourraient bien faire d’un ordinateur personnel. Ou les informaticiens des années 1980 faisant face à leurs marketeurs, qui leur demandaient de construire d’immenses bases de données dans lesquelles ils aimeraient “miner” des croisements pertinents. Puis sont apparus des logiciels, des modèles décisionnels, des représentations nouvelles, qui ont donné sens à cette masse d’information. Et si nous inventions les outils, les modèles, les représentations, qui feraient sens pour les individus ?
Se protéger est raisonnable, triste et ennuyeux, si cela ne sert aucun autre but. En revanche, si nous avons quelque chose vers quoi nous projeter, la protection vient par surcroît, comme une condition nécessaire, mais non suffisante.
24 mars 2012
Daniel Kaplan est Délégué Général de la Fondation Internet Nouvelle Génération (Fing), qui produit et partage des idées neuves et actionnables pour anticiper les transformations numériques.
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