1. Pourriez-vous nous présenter votre dernier livre « Village numérique mondial – La Deuxième vie des réseaux » dont le titre rappelle les thèses du sociologue Marshall Mc Luhan ?
J’ai essayé d’expliquer ce qui était en train de se passer dans un monde qui à cette époque là [parution du livre en 2008] était difficile à interpréter. On pourrait par exemple citer les mouvements capitalistiques des différents acteurs. En fait on s’apercevait que c’était extraordinairement rationnel. Il s’opérait le passage du grand réseau de télécommunications mondial – la 1er vie des réseaux avec cette connectivité infinie, un bel actif de l’humanité – à une deuxième ère, l‘arrivée de l’Internet qui s’est greffé dessus avec des connexions à la fois fixes et mobiles. Elles ont changé le contact car le client est « always on », c’est-à-dire connecté à tous et de façon permanente. Cette caractéristique est différente des liaisons éphémères, point à point, tarifées à la distance de la première ère. La valeur du client est liée à la puissance d’inter-connectivité c’est-à-dire du nombre de points de contacts dans un réseau infiniment maillé avec ses activités. C’est cette transition où l’on utilise la connectivité généralisée pour le développement du business et des services que j’ai voulu décrire.
Tout ce que j’ai décrit s’est réalisé y compris les thèses du chapitre 6 qui ne sont plus de la prospective mais de l’histoire. On assiste ainsi à l’explosion en 2010 du trafic sur mobile qui est multiplié par un facteur proche de 3 par rapport à 2009. Ceci induit des problèmes de saturation des artères du réseau. Aujourd’hui, le client a un PC dans sa poche et utilise des applications nouvelles. Tout devient « consumer centric » avec les entités qui proposent les services plutôt que de la simple connectivité. La bataille de désintermédiation des opérateurs de réseaux est lancée. L’archétype est l’iPad, commercialisé d’abord comme un service. Il en va de même, à un degré moindre, pour Android.
Nous vivons cette période charnière qui est le moment où le village numérique existe, a pris son essor, et où le client devient focalisé sur les usages. Comment l’écosystème des acteurs va se reconstruire ? Nous avons une différence notable par rapport à la situation antérieure. Au cours des évolutions précédentes, les acteurs ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Désormais, les rôles sont clairs, nous avons des attaquants et des défenseurs. En 2011, nous aurons une prise de position forte des acteurs que ce soit les opérateurs de réseaux ou les fournisseurs de terminaux. Les impacts se concrétisent partout. Ainsi des terminaux ne se vendront pas s’ils ne sont pas liés au monde des services pointus.
En quoi et comment le Groupe France Télécom s’inscrit-il dans ce village numérique ?
Le groupe France Télécom s’est préparé à cette mutation car son métier de base est celui des réseaux. Bien sûr il doit rester dans son métier de base. Mais pendant la période qui a précédé, il s’est mis en position d’opérateur intégré de façon à être présent avec un réseau fixe et mobile convergent, de pouvoir offrir des services « sans couture », d’être en position d’acheter des contenus.
Par exemple j’ai eu l’idée du service 24 24 Actu – et qui a été copié depuis – lors des attentats à Bombay à l’hôtel Taj Mahal. Pendant les premières heures, la relation de l’événement nous est parvenue avec une focalisation extrême qui ne reflétait pas l’importance de ce qui se passait ; pour obtenir une vision plus équilibrée, il était nécessaire d’agréger de nombreux canaux créant une diversité d’information plus fidèle à la réalité. C’est souvent le cas pour des événements politiques.
Maintenant nous avons un combat à mener pour mettre en place des systèmes d’exploitation ouverts en face des systèmes fermés qui arrivent. Nous devons faire en accéléré ce qui s’est produit en informatique et dans les technologies dans les 50 dernières années. La phase Apple iPhone etc. permet de connaître l’ubiquité totale des services, les écrans vont devenir banalisés et des acteurs avec leurs services nous amènent dans leur univers. Apple a commencé par l’iPhone où tous les clients atterrissent dans l’Apple Store.
Dans ce jeu, les intérêts du client et des opérateurs coïncident pour ne pas être pieds et points liés avec des systèmes fermés. Globalement, à un monopole fort succède une prise de conscience par le public (par exemple le développement des logiciels libres en réponse aux solutions propriétaires) puis le monde devient ouvert. On est actuellement à l’apogée d’un monde fermé et la question est « à quelle vitesse le consommateur va-t-il se libérer de cette cage technologique ? », comme il l’a toujours fait jusqu’à maintenant.
2. Quels sont les moteurs de l’innovation chez France Télécom ?
Les moteurs du système sont les « Orange Labs » car ils sont au contact des clients dans les différentes zones géographiques. Ils permettent de percevoir les aspirations des clients qui sont différentes dans les pays car les offres ne sont pas uniformes. Par exemple, nous avons un Orange Labs au Caire car le monde oriental a des spécificités ; nous innovons aussi à Abidjan. Des besoins locaux existent spécifiquement comme par exemple pour les personnes non bancarisées.
Outre le pilotage par les revendications du client, nous nous appuyons sur le pilotage par les innovations technologiques qui viennent du réseau des Orange Labs, implantés là où elles s’opèrent : Pékin, Tokyo, San Francisco, Paris, Lannion, Issy-les-Moulineaux, Grenoble notamment. Mais aussi à Bristol et en Pologne. Soit 15 au total. Concrètement les Orange Labs ont été conçus sur ces deux aspects, capter les besoins du client et apporter les nouvelles technologies qui peuvent introduire une rupture.
Ce que j’ai introduit, ce n’est pas tant la brique technocentre mais la transformation dans un melting pot avec différents acteurs (marketeurs, ingénieurs, opérationnels de marché, etc.) pour produire des idées innovantes. J’ai toujours en tête l’exemple de Xerox qui a fait la fortune de tous les autres acteurs et n’a pas transformé ses innombrables idées. Chez France Télécom, la force de recherche et développement s’accompagne de la nécessité d’avoir la puissance de transformation.
À partir du moment où l’on arrivait à l’étape de convergence, il était devenu plus facile de persuader l’entreprise et le monde que le dispositif R&D était fondamental car on quittait un monde relativement simple qu’était le réseau et ses fournisseurs. Dès que l’on se pose la question sur les services et la valeur ajoutée, France Télécom est parfaitement légitime pour ces questions de R&D même si historiquement France Télécom a toujours eu de la R&D avec jadis le CNET. La R&D qui débouche sur des transformations d’idées est nécessaire pour se différencier.
3. Enfin comment France Télécom s’inscrit-il dans la perspective de développer les usages tout en étant acteur de la réduction de la fracture numérique ?
Nous avons été pionniers avec le minitel. Le citoyen a été habitué à taper sur un clavier ainsi que d’acquérir les réflexes de l’accès kiosque. Le minitel a si bien réussi qu’il est difficile d’arrêter le service. Nous avons gardé très longtemps des utilisateurs fidèles du minitel pour la réservation des billets de train.
On s’est préoccupés de commercialiser des terminaux simples à utiliser pour séduire une frange qui n’est pas habituée à ces nouvelles techniques. Nous avons commercialisé des PC simplifiés comme par exemple le terminal Hello, avec une interface intuitive, l’accès à la messagerie, aux photos, etc. On met tout en œuvre pour disposer dans notre gamme des produits simplifiés qui permettent l’accès à un plus grand nombre. Cette offre crée également une nouvelle demande.
Par ailleurs, dans certaines régions géographiques plus rurales, nous avons déporté les points d’accès aux abonnés pour améliorer les débits des offres ADSL avec des nœuds de raccordement dans les hameaux. Nous l’avons fait en Auvergne avec des accès en 2 Mbit/s ainsi qu’en Languedoc-Roussillon, pour apporter l’internet à 2 Mbits/s dans de nombreuses communes rurales.
Alors que l’on œuvre pour réduire la fracture numérique en proposant du haut débit là où ces investissements étaient difficiles à rentabiliser, le paradoxe est que ce n’est pas toujours bien vu par la concurrence qui se sent parfois poussée à investir pour suivre. Notre position est issue de notre héritage d’opérateur historique qui ne consiste pas à mettre uniquement de la fibre dans les zones urbaines denses et rentables mais proposer une homogénéité sur le territoire.
Pour l’accès de tous, nous avons donc une approche sur les terminaux commercialisés qui sont faciles à utiliser et nous proposons également des technologies pour raccorder un maximum de la population.
27 juillet 2010
Didier Lombard, a été P-DG du Groupe France Télécom de février 2005 au 1er mars 2010, date à laquelle il en devient Président. Il a publié aux éditions Odile Jacob, « Village numérique mondial – La Deuxième vie des réseaux », traduit en plusieurs langues et doté du prix Zerilli-Marimo par l’Académie des Sciences morales et politiques.
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